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meilleur hôtel de l’endroit, où les officiers supérieurs de la garnison avaient leur ordinaire. Ces messieurs me régalèrent des meilleurs vins qui se trouvaient dans la maison, car j’étais déterminé à soutenir mon rôle de gentilhomme anglais, et je leur parlais de mes propriétés en Angleterre avec une facilité d’élocution qui me faisait presque croire aux contes que j’inventais. On m’invita même à une assemblée à Wilhelmshöhe, palais de l’Électeur, et j’y dansai un menuet avec la charmante fille du Hof-marschall, et perdis quelques pièces d’or contre Son Excellence le premier veneur de Son Altesse.

À notre table de l’auberge, était un officier prussien qui me traitait avec beaucoup de civilité, et me faisait mille questions sur l’Angleterre, auxquelles je répondais de mon mieux. Mais ce mieux, je suis forcé de le dire, n’était pas grand’chose. Je ne savais rien de l’Angleterre, et de la cour, et des nobles familles de ce pays ; mais entraîné par la gloriole de la jeunesse (et par le penchant que j’avais à cet âge, mais dont je me suis depuis longtemps corrigé, de me vanter et de parler d’une manière qui n’était pas tout à fait conforme à la vérité), j’inventai mille histoires que je lui débitai, je lui fis le portrait du roi et des ministres, lui dis que l’ambassadeur d’Angleterre à Berlin était mon oncle, et promis même à ma nouvelle connaissance une lettre de recommandation pour lui. Quand l’officier me demanda le nom de mon oncle, je ne fus pas en état de lui dire le véritable, et je répondis qu’il s’appelait O’Grady ; c’est un nom qui en vaut un autre, et les O’Grady de Kilballyowen, dans le comté de Cork, sont d’aussi bonne famille que qui que ce soit au monde, à ce que j’ai ouï dire. Quant aux histoires sur mon régiment, celles-là, comme de raison, je n’en manquais pas. Je souhaiterais que les autres eussent été aussi authentiques.

Le matin que je quittai Cassel, mon ami le Prussien vint à moi d’un air ouvert et riant, et me dit qu’il allait aussi à Dusseldorf, où j’avais annoncé que je me rendais ; nous partîmes donc à cheval de compagnie. Le pays était désolé au delà de toute expression. Le prince dans les États duquel nous étions était connu pour le plus impitoyable vendeur d’hommes de l’Allemagne. Il en vendait à tous chalands, et, durant les cinq années qu’avait déjà duré la guerre (appelée depuis la guerre de sept ans), il avait tellement épuisé d’hommes sa principauté, que les champs demeuraient sans culture, que même les enfants de douze ans étaient envoyés à la guerre, et que je vis des troupeaux de ces malheureux en marche, escortés de quelques cavaliers, tantôt sous la conduite d’un sergent hanovrien en habit rouge,