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je me proposais de partir. Mais ses papiers et son argent, il les tenait sous son oreiller ; et comme j’avais acheté un cheval, il devenait nécessaire de le payer.

À une certaine heure, donc, j’ordonnai au marchand de m’amener l’animal, dont je lui remettrais le prix. Je passerai sous silence mes adieux à ma bonne hôtesse, qui furent vraiment bien trempés de larmes ; et, m’armant de résolution, je montai à la chambre de Fakenham en grand uniforme, et son chapeau sur l’œil gauche.

« Ah ! guand scéléuat ! dit-il avec une foule de jurements ; chien de uévolté ! que puétends-tu en mettant mon unifome ? Aussi sûr que mon nom est Fakenham, quand nous seuons de uetour au uégiment, je te feuai auuacher l’âme du coups.

— Je suis nommé lieutenant, dis-je en ricanant ; je viens prendre congé de vous. » Et alors, allant à son lit, je dis : « Il me faut vos papiers et votre bourse. » À ces mots, j’introduisis la main sous son oreiller, ce qui lui fit jeter un cri qui aurait pu m’attirer toute la garnison sur les bras. « Écoutez bien, monsieur, dis-je : plus de bruit, ou vous êtes un homme mort ! »

Et prenant un mouchoir, je le lui attachai sur la bouche de manière à le presque étouffer ; et tirant les manches de sa chemise, je les nouai ensemble et le laissai ainsi, emportant les papiers et la bourse, comme vous pouvez penser, et lui souhaitant poliment le bonjour.

« C’est ce fou de caporal ! » dis-je aux gens d’en bas qui avaient été attirés par le cri parti de la chambre du malade ; et là-dessus, prenant congé du vieux jagd-meister aveugle, et faisant à sa fille un adieu plus tendre que je ne puis le dire, je montai sur l’animal que je venais d’acheter ; et quand je m’en allai en caracolant et que les sentinelles me présentèrent les armes aux portes de la ville, je me sentis de nouveau dans ma propre sphère, et je résolus de ne plus redescendre du rang de gentilhomme.

Je pris d’abord le chemin de Brême, où était notre armée, et j’étais porteur de rapports et de lettres du commandant prussien de Warburg au quartier général ; mais, sitôt que je ne fus plus en vue des sentinelles avancées, je tournai bride et entrai sur le territoire de Cassel, qui heureusement n’est pas très-loin de Warburg ; et je vous promets que je fus fort aise de voir les barrières rayées de bleu et de rouge, qui me prouvaient que j’étais hors du pays occupé par mes compatriotes. J’allai à Hof, et le lendemain à Cassel, me donnant comme porteur de dépêches pour le prince Henry ; puis je gagnai le Bas-Rhin, et descendis au