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Pour un homme qui a son chemin à faire dans le monde, ces chères filles sont toujours utiles, de façon ou d’autre ; peu importe qu’elles repoussent votre passion ; en tout cas, elles ne sont jamais offensées de votre déclaration, et ne vous en regardent qu’avec des yeux plus favorables à cause de votre infortune. Quant à Lischen, je lui fis un récit si pathétique de ma vie (infiniment plus romanesque que celui que je donne ici, car je ne me restreignis pas à l’exacte vérité, comme je suis tenu de le faire dans ces pages), que je gagnai entièrement le cœur de la pauvre fille, et, de plus, fis, grâce à elle, des progrès considérables dans la langue allemande. Ne me croyez pas très-cruel et sans cœur, mesdames ; celui de Lischen était comme mainte ville du voisinage ; il avait été pris d’assaut et occupé plusieurs fois avant que je vinsse l’investir ; tantôt hissant les couleurs françaises, tantôt le vert et jaune saxon, tantôt le noir et blanc prussien, selon l’occurrence. La femme qui s’éprend d’un uniforme doit être préparée à changer bientôt d’amant, ou sa vie sera bien triste.

Le chirurgien allemand qui nous soigna après le départ des Anglais ne daigna nous faire que deux visites durant ma résidence, et je pris soin, pour une raison à moi connue, de le recevoir dans une chambre sombre, au grand mécontentement de M. Fakenham, qui y couchait ; mais je dis que la lumière me faisait horriblement mal aux yeux depuis mon coup à la tête ; je me couvris donc la tête de linges quand vint le docteur, et je lui dis que j’étais une momie d’Égypte, et lui débitai plusieurs absurdités, afin de soutenir mon caractère.

« Quelles sottises débitiez-vous là au sujet d’une momie d’Égypte, camarade ? demanda M. Fakenham d’un ton maussade.

— Oh ! vous le saurez bientôt, monsieur, » dis-je.

La fois suivante que j’attendais la visite du docteur, au lieu de le recevoir dans une chambre obscure, et la tête enveloppée de mouchoirs, j’eus soin d’être dans la chambre d’en bas, et j’étais à jouer aux cartes avec Lischen lorsqu’il entra. Je m’étais emparé d’une veste de chambre du lieutenant et de quelques autres objets de sa garde-robe qui m’allaient assez bien, et j’avais l’air assez distingué, je m’en flatte.

« Bonjour, caporal, dit le docteur d’un ton passablement bourru, en réponse à mon salut gracieux.

— Caporal ! lieutenant, s’il vous plaît, repartis-je en lançant un regard fin à Lischen, que je n’avais pas encore mise du complot.