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descendant des Barry dans cette position dégradante, je vous promets que la vue de Fagan me fit grand plaisir, car elle m’assurait que j’avais un ami près de moi. Avant cela, j’étais si triste que j’aurais certainement déserté si j’en eusse trouvé le moyen, et que les inévitables soldats de marine n’eussent pas été aux aguets pour empêcher ces sortes d’évasions. Fagan me fit de l’œil un signe d’intelligence, mais ne laissa point voir publiquement qu’il me connaissait, et ce ne fut que deux jours après, et lorsque nous eûmes dit adieu à la vieille Irlande, et que nous étions en pleine mer, qu’il m’appela dans sa cabine, et alors me secouant cordialement la main, il satisfit le besoin que j’avais d’avoir des nouvelles de ma famille. « J’ai eu de vos nouvelles à Dublin, dit-il ; ma foi, vous avez commencé de bonne heure, comme le fils de votre père, et je ne pense pas que vous eussiez de meilleur parti à prendre que celui que vous avez pris. Mais pourquoi n’avoir pas écrit à votre pauvre mère ? Elle vous a adressé une demi-douzaine de lettres à Dublin. »

Je répondis que j’avais demandé des lettres à la poste, mais qu’il n’y en avait pas pour M. Redmond. Je ne me souciai pas d’ajouter qu’après la première semaine j’avais été honteux d’écrire à ma mère.

« Il faut lui écrire par le pilote, dit-il, qui va nous quitter dans deux heures, et vous pouvez lui dire que vous êtes en sûreté, et marié. »

Je soupirai à ce mot de marié ; sur quoi il dit en riant : « Je vois que vous pensez à certaine jeune personne de Brady’s Town.

— Miss Brady va-t-elle bien ? » dis-je. Et c’est à peine si je pus faire cette question, car je pensais effectivement à elle ; et quoique je l’eusse oubliée au milieu des dissipations de Dublin, j’ai toujours remarqué que l’adversité rend l’homme très-affectueux.

« Il n’y a plus que sept miss Brady maintenant, répondit Fagan d’une voix solennelle ; pauvre Nora !…

— Bonté divine ! que lui est-il arrivé ? »

Je la voyais morte de douleur.

« Elle a pris votre départ si fort à cœur qu’elle a été obligée de se marier pour se consoler. Elle est maintenant mistress John Quin.

— Mistress John Quin ! Est-ce qu’il y avait un autre M. John Quin ? dis-je frappé de stupeur.

— Non, c’est le même, mon garçon. Il s’est remis de sa blessure. La balle dont vous l’avez frappé ne pouvait pas lui faire de