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CHAPITRE IV.

Dans lequel Barry voit de près la gloire militaire.


Je n’ai jamais eu de goût que pour la bonne compagnie, et je hais toute description des mœurs vulgaires. Le compte que j’ai à rendre de la société où je me trouvai alors doit nécessairement être court, et la mémoire m’en est même profondément désagréable. Pouah ! le souvenir de l’horrible trou où nous autres, soldats, étions confinés, des misérables avec lesquels nous étions forcés de vivre, des garçons de charrue, des braconniers, des filous qui étaient venus chercher là un refuge contre la pauvreté ou contre la justice, comme, à vrai dire, j’avais fait moi-même, suffit pour faire rougir, même à présent, mes vieilles joues. Je serais tombé dans le désespoir, si heureusement il n’était survenu des événements de nature à relever mes esprits et à me consoler jusqu’à un certain point de mes infortunes.

La première de ces consolations fut une bonne querelle que j’eus, le lendemain de mon entrée sur le bâtiment de transport, avec un gros monstre à cheveux roux, un porteur de chaise qui s’était enrôlé pour fuir son dragon de femme qui, tout boxeur qu’il était, avait été trop forte pour lui. Aussitôt que le drôle, — Toole était son nom, je me rappelle, — fut hors des griffes de sa femme la blanchisseuse, son courage et sa férocité naturelle lui revinrent, et il tyrannisa tout ce qui était autour de lui. Toutes les recrues, spécialement, étaient l’objet des insultes et des mauvais traitements de cette brute.

Je n’avais pas d’argent, comme j’ai dit, et j’étais assis très-désolé devant une gamelle de lard rance et de biscuit moisi, quand, mon tour étant venu, on me servit, comme aux autres, un sale pot d’étain, contenant un peu plus d’une demi-pinte d’eau et de rhum. Le pot était si gras et si malpropre, que je ne pus m’empêcher de me tourner vers l’homme qui l’apportait, et de lui dire : « Camarade, donnez-moi un verre ! » Sur quoi tous ces misérables qui étaient autour de moi éclatèrent de rire, le plus bruyant d’entre eux étant, comme de raison, M. Toole. « Apportez à monsieur une serviette pour ses mains, et servez-lui une écuelle de soupe à la tortue ! » beugla le monstre qui était assis ou plutôt accroupi sur le pont en face de moi ; et, comme il