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de la craie dans mes doigts : mais ainsi va le monde !) ; toutefois, j’étais presque arrivé à mes cinq pieds six pouces actuels, et avec mes cheveux en boucles, un jabot et des manchettes de belle dentelle à ma chemise, et une veste de peluche rouge à raies d’or, j’avais l’air du gentilhomme que j’étais. Je portais mon habit noisette à boutons de métal, qui était devenu trop petit pour moi, et je tombai tout à fait d’accord avec le capitaine Fitzsimons que je devais rendre visite à son tailleur, afin de m’en procurer un qui allât mieux à ma taille.

« Je n’ai pas besoin de vous demander si vous avez eu un bon lit, dit-il. Le jeune Fred Pimpleton (le second fils de lord Pimpleton) y a couché les sept mois qu’il m’a fait l’honneur de demeurer avec moi, et, s’il a été satisfait, je ne sais pas qui pourrait ne pas l’être. »

Après le déjeuner, nous sortîmes pour voir la ville, et M. Fitzsimons me présenta à plusieurs de ses connaissances que nous rencontrâmes, comme son ami particulier, M. Redmond, du comté de Waterford ; il me présenta aussi à son chapelier et à son tailleur, comme un gentilhomme qui avait une fortune considérable et de grandes, espérances ; et quoique j’eusse dit à ce dernier que je ne lui payerais pas comptant plus d’un habit, lequel m’allait à la perfection, il insista pour m’en faire plusieurs, que je n’aimai point à refuser. Le capitaine aussi, qui certainement avait besoin de renouveler sa garde-robe, dit au tailleur de lui envoyer un bel habit d’uniforme qu’il avait choisi.

Alors nous allâmes retrouver au logis mistress Fitzsimons, qui alla dans sa chaise au Phœnix Park, où on passait une revue, et où elle fut entourée d’une foule de jeunes gentilshommes auxquels elle me présenta comme son sauveur. Elle s’exprimait sur mon compte dans des termes si flatteurs, qu’avant une demi-heure j’en étais venu à être considéré comme un jeune homme de la plus grande famille du pays, apparenté à toute la principale noblesse, cousin du capitaine Fitzsimons et héritier de dix mille livres sterling de rente. Fitzsimons dit avoir parcouru à cheval mon domaine d’un bout à l’autre ; et, ma foi, comme il lui avait plu de faire ces histoires pour moi, je le laissai faire ; et même je n’étais pas médiocrement satisfait (comme le sont les jeunes gens) de l’importance qu’on me donnait et de passer pour un grand personnage. Je ne soupçonnais guère alors que j’étais au milieu d’un tas d’imposteurs : que le capitaine Fitzsimons n’était qu’un aventurier, et sa femme fort peu de chose ; mais tels sont les dangers auxquels la jeunesse est perpétuellement exposée, et que les jeunes gens prennent leçon de moi.