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sion de lui prêter une couple de pièces d’or pour payer sa dépense à l’auberge, laquelle somme elle daigna gracieusement accepter, et elle fut en même temps assez bonne pour m’inviter à partager son dîner. Aux questions de la dame sur ma naissance et ma parenté, je répondis que j’étais un jeune gentilhomme de grande fortune (ce n’était pas vrai ; mais à quoi sert de crier : mauvais poisson ? Ma chère mère m’avait enseigné de bonne heure cette sorte de prudence) et de bonne famille, du comté de Waterford ; que j’allais à Dublin pour mes études, et que ma mère m’allouait cinq cents livres par an. Mistress Fitzsimons fut également communicative. Elle était fille du général Granby Somerset, du Worcestershire, dont naturellement j’avais entendu parler (et quoique cela ne fût pas, naturellement j’étais trop bien élevé pour le dire) ; et elle confessa que, pour se marier, elle s’était fait enlever par l’enseigne Fitzgerald Fitzsimons. Avais-je été dans le Donegal ? non ! c’était dommage. « Le père du capitaine y possède cent mille acres de terre, et le château de Fitzsimonsburgh est le plus beau manoir de l’Irlande. Le capitaine Fitzsimons est le fils aîné ; et, quoique brouillé avec son père, il doit hériter de cette vaste propriété. » Elle se mit à me parler ensuite des bals de Dublin, des banquets du château, des courses de chevaux du Phœnix, des ridottos et des raouts ; si bien que je fus pris d’une grande envie de goûter ces plaisirs, et mon seul regret était de penser que ma position me rendrait la réclusion nécessaire, et m’empêcherait d’être présenté à la cour, dont les Fitzsimons étaient le plus bel ornement. Quelle différence de son babil animé à celui de ces filles vulgaires des assemblées de Kilwangan ! À chaque phrase, elle citait un lord ou une personne de qualité. Évidemment, elle parlait le français et l’italien ; quant à la première de ces deux langues, j’ai dit que j’en connaissais quelques mots ; et quant à son accent anglais, peut-être n’en étais-je pas juge, car, pour dire la vérité, elle était la première personne réellement anglaise que j’eusse jamais rencontrée. Elle me recommanda, après cela, d’être très-circonspect relativement à la compagnie que je verrais à Dublin, qui abondait en coquins et en aventuriers de tous pays ; et on peut s’imaginer ma joie et ma reconnaissance envers elle, lorsque, notre entretien étant devenu plus intime (nous étions alors au dessert), elle voulut bien m’offrir de loger chez elle, où son Fitzsimons, dit-elle, serait heureux d’accueillir son jeune et vaillant sauveur.

« Vraiment, madame, dis-je, je ne vous ai sauvée de rien ; » ce qui était parfaitement vrai ; car n’étais-je pas arrivé trop tard