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j’avais une guinée, je n’en disposais pas largement et que je ne la dépensais pas aussi bien qu’un lord l’aurait pu faire.

Je ne doutais pas de l’avenir, pensant qu’un homme de mon apparence, de mon mérite et de mon courage pourrait faire son chemin n’importe où. D’ailleurs, j’avais vingt guinées en poche, somme que je calculai (bien à tort) devoir me durer quatre mois au moins, et d’ici là il m’arriverait bien quelque moyen de faire fortune. Je repartis donc, chantant tour à tour ou causant avec les passants, et toutes les filles sur la route disaient : « Bonté divine, voilà un charmant gentilhomme ! » Quant à Nora et à Castle-Brady, entre hier et aujourd’hui, il semblait y avoir au moins une dizaine d’années d’intervalle. Je fis vœu de n’y jamais rentrer que quand je serais un personnage, et j’ai tenu ma parole, comme on le verra en temps et lieu.

Il y avait plus de mouvement et de vie sur la grande route à cette époque que dans nos jours de voitures publiques qui vous emportent d’un bout du royaume à l’autre en quelques vingtaines d’heures. On allait sur des chevaux ou dans des carrosses, et on mettait trois jours à faire un voyage qui maintenant demande dix heures ; en sorte qu’une personne qui se rendait à Dublin ne manquait pas de compagnie. Je fis une partie du trajet de Carlow à Naas avec un gentilhomme de Kilkenny bien armé, en habit vert à ganse d’or, un emplâtre sur l’œil, et montant une vigoureuse jument. Il me questionna sur les nouvelles du jour, me demanda où j’allais, et si ma mère n’avait pas peur des voleurs, qu’elle laissait voyager ainsi un jeune homme de mon âge. Mais je répondis, tout en en tirant un d’une fonte, que j’avais une paire de bons pistolets qui avaient déjà fait leur devoir, et qui étaient prêts à le faire encore, et là-dessus, un homme marqué de la petite vérole étant arrivé, il éperonna sa jument baie et me quitta. C’était une bête bien plus vigoureuse que la mienne, et, d’ailleurs, je ne voulais pas fatiguer mon cheval, désirant entrer à Dublin ce soir-là et en un état décent.

Comme j’allais vers Kilcullen, je vis une foule de paysans assemblés autour d’une chaise à un cheval, et mon ami en vert détalant, à ce qu’il me sembla, et déjà à un demi-mille sur la colline. Un laquais, de toute sa voix, criait : « Au voleur ! » Mais les gens du pays ne faisaient que rire de sa détresse, et échangeaient toutes sortes de plaisanteries sur l’aventure qui venait d’arriver.

« Vraiment, vous auriez pu l’tenir à distance avec vot’espingole, disait un d’entre eux.