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la maison, gonflé d’orgueil et triomphant de l’idée que j’allais pouvoir en venir aux mains avec l’Anglais que je haïssais tant.

Tim, mon domestique, avait été envoyé à Castle-Brady par ma mère, au sortir de l’église, car la bonne dame était assez alarmée de mon absence et soupirait après mon retour. Mais il m’avait vu aller dîner, sur l’invitation de la sentimentale femme de chambre, et, lorsqu’il eut pris sa part des bonnes choses qui se trouvaient dans la cuisine, qui était toujours mieux fournie que la nôtre, il était revenu annoncer à sa maîtresse où j’étais, et lui raconter, sans aucun doute, à sa façon, tous les événements qui étaient arrivés au château. En dépit donc de mes précautions pour assurer le secret, je soupçonnai à demi que ma mère savait tout, d’après la manière dont elle m’embrassa à mon arrivée et reçut notre hôte, le capitaine Fagan. La pauvre âme avait l’air un peu inquiet, et de temps en temps elle regardait le capitaine dans les yeux ; mais elle ne dit pas un mot de la querelle, car elle avait un noble cœur, et elle aurait autant aimé voir un des siens pendu que s’esquivant du champ d’honneur. Que sont devenus aujourd’hui ces généreux sentiments ? il y a soixante ans, un homme était un homme, et l’épée qu’il portait à son côté était prête à s’enfoncer dans le cœur du premier venu pour le plus léger différend. Mais, le bon vieux temps et les anciens usages s’en vont vite ; il est rare, à présent, d’entendre parler d’une belle rencontre, et l’usage de ces lâches pistolets, au lieu de l’honorable et virile arme des gentilshommes, a introduit dans la pratique du duel une forte dose de coquinerie qui ne saurait être trop déplorée.

Quand j’arrivai au logis, je sentis que j’étais un homme tout de bon ; et, disant au capitaine Fagan qu’il était le bienvenu à Barryville, et le présentant à ma mère, d’un air digne et majestueux, j’ajoutai que le capitaine devait être altéré, après la marche, et j’ordonnai à Tim d’apporter une bouteille du vin de Bordeaux à cachet jaune, avec des verres et des gâteaux, immédiatement.

Tim regarda sa maîtresse tout ébahi, et le fait est que six heures auparavant j’aurais aussi bien songé à brûler la maison qu’à demander une bouteille de claret pour mon compte ; mais je sentais que j’étais homme à présent, et que j’avais droit de commander ; et ma mère le sentit aussi, car elle se tourna vers le valet et lui dit vivement : « N’entendez-vous pas ce que dit votre maître, drôle que vous êtes ? Allez sur-le-champ chercher le vin, les gâteaux et les verres. » Puis (vous pouvez bien croire qu’elle ne donna pas à Tim les clefs de notre petite cave) elle alla elle-même