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une pierre. Je crus que le dîner m’étoufferait ; mais j’étais déterminé à faire bonne contenance ; et quand la nappe fut enlevée, je remplis mon verre comme les autres, et nous bûmes au roi et à l’Église, comme le doivent des gentilshommes. Mon oncle était de très-bonne humeur, et toujours à plaisanter Nora et le capitaine. C’était : « Nora, rompez cette lunette de poulet avec le capitaine, et voyez qui sera marié le premier. — Jack Quin, mon cher garçon, ne vous préoccupez pas d’avoir un verre blanc pour le claret, nous sommes à court de cristal à Castle-Brady ; prenez celui de Nora, et le vin n’en aura pas plus mauvais goût pour cela ; » et ainsi de suite. Il était d’une gaieté folle, je ne savais pas pourquoi. Y avait-il eu une réconciliation entre la parjure et son amant, depuis qu’ils étaient revenus à la maison ?

J’appris bientôt la vérité. Au troisième toast, c’était toujours la coutume des dames de se retirer ; mais mon oncle les retint cette fois, en dépit des représentations de Nora, qui disait : « Ô papa, laissez-nous partir ! » Et il dit : « Non, mistress Brady et mesdames, s’il vous plaît ; c’est une sorte de toast qui se porte beaucoup trop rarement dans ma famille, et vous voudrez bien le recevoir avec tous les honneurs de la guerre. Au capitaine et à mistress John Quin, et qu’ils vivent longuement ! Embrassez-la, Jack, fripon que vous êtes ; car, ma foi, vous avez là un trésor !

— Il a déjà… criai-je, en me levant subitement.

— Tenez votre langue, imbécile, tenez votre langue ! » dit le gros Ulick qui était assis près de moi ; mais je ne voulus rien entendre.

« Il a déjà, criai-je, été souffleté ce matin, le capitaine John Quin ; il a déjà été traité de lâche, le capitaine John Quin, et voici comme je bois à sa santé. À votre santé, capitaine John Quin ! » Et je lui jetai un verre plein de claret à la face. Je ne sais pas quel air il eut après cela, car l’instant d’après j’étais moi-même sous la table, terrassé par Ulick, qui me donna un violent coup sur la tête au moment où je tombai ; et j’eus à peine le temps d’entendre le cri général et le vacarme qui eut lieu au-dessus de moi, étant si fort occupé des coups de pied, des coups de poing, et des imprécations dont Ulick m’accablait. « Imbécile ! criait-il, grand butor ! petit sot ! petit mendiant (un coup par épithète) ! tenez votre langue ! » Ces coups d’Ulick, comme de raison, je ne m’en préoccupais pas, car il avait toujours été mon ami, et dans l’habitude de me rosser toute ma vie.

Quand je sortis de dessous la table, les dames étaient parties,