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une ville où elles furent si gorgées de toutes les jouissances de la vie, qu’elles furent aisément battues à la campagne suivante. Il en était ainsi de moi à présent. Ma force d’âme et de corps n’était plus celle de ce jeune brave qui, à quinze ans, avait tué son homme, et dans les six années d’après avait assisté à une vingtaine de batailles. Maintenant, dans la prison de la Fleet, où j’écris ceci, il y a un petit homme qui est toujours à me railler et à se jouer de moi, qui me propose de me battre avec lui, et je n’ai pas le courage de le toucher. Mais j’anticipe sur les sombres et déplorables événements de mon humiliante histoire, et je ferais mieux de procéder par ordre.

Je pris un logement dans un café de Gray’s Inn, ayant soin de faire savoir mon adresse à M. Tapewell, et attendant avec anxiété sa visite. Il vint et m’apporta les conditions que me proposaient les amis de lady Lyndon, — une misérable pension annuelle de trois cents livres sterling, payables à condition que je resterais hors des Trois-Royaumes, et qu’elle cesserait sitôt mon retour. Il me dit que je savais fort bien que mon séjour à Londres me plongerait infailliblement en prison, qu’il y avait d’innombrables prises de corps décernées contre moi, ici et dans l’ouest de l’Angleterre ; que mon crédit était tellement détruit par là, que je ne pouvais espérer de me procurer un schelling, et il me laissa une nuit pour réfléchir sur sa proposition, disant que, si je la refusais, la famille aurait recours aux tribunaux ; si je l’acceptais, un trimestre me serait payé dans tel port étranger que je préférerais.

Qu’avait à faire le pauvre homme, seul et le cœur brisé ? J’acceptai la pension, et fus déclaré proscrit dans le cours de la semaine suivante. Ce gredin de Quin avait été, après tout, je le reconnus, la cause de ma perte. Ce fut lui qui inventa le plan pour m’attirer à Londres, scellant la lettre du procureur d’un sceau qui avait été précédemment convenu entre lui et la comtesse ; il avait même été toujours pour ce plan, et l’avait proposé dès le principe ; mais Sa Seigneurie, avec son amour désordonné pour le romanesque, avait préféré le projet d’évasion. Ces particularités me furent mandées par ma mère dans mon exil solitaire, qu’elle m’offrait en même temps de venir partager, mais je déclinai la proposition. Elle quitta fort peu de temps après moi Castle Lyndon, et le silence régna dans ce château, qui sous mon autorité s’était signalé par tant d’hospitalité et de splendeur. Elle croyait ne jamais me revoir, et me reprocha amèrement de la négliger ; mais elle se trompait en cela comme dans le jugement qu’elle portait sur moi. Elle est très-vieille,