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épousé une fortune de vingt mille livres sterling de rente : tant avait été grand le ravage fait dans cette belle fortune par ma propre extravagance (je dois le confesser), mais surtout par ma confiance si mal placée, et par la scélératesse des autres.

Nous ne partîmes pas en grand apparat, comme vous devez bien penser. Nous ne laissâmes pas savoir dans le pays que nous partions, et ne fîmes pas d’adieux à nos voisins. Le fameux M. Barry Lyndon et sa noble épouse se rendirent à Waterford en chaise de louage à deux chevaux, sous le nom de M. et mistress Jones, et de là s’embarquèrent pour Bristol, où ils arrivèrent sans accident. Quand un homme va au diable, comme le voyage est facile et agréable ! L’idée de cet argent me mit tout à fait de bonne humeur, et ma femme, appuyée sur mon épaule dans la chaise de poste qui nous menait à Londres, dit que c’était le voyage le plus heureux qu’elle eût fait depuis notre mariage.

Un soir, nous nous arrêtâmes à Reading, d’où j’envoyai un billet à mon agent de Gray’s-Inn, pour lui dire que je serais auprès de lui dans la journée du lendemain, et le prier de me procurer un logement et de hâter les préparatifs de l’emprunt. Milady et moi nous convînmes que nous irions en France attendre de meilleurs temps, et ce soir-là, à souper, nous fîmes une vingtaine de projets de plaisir et d’économie. Vous nous auriez pris pour Philémon et Baucis soupant ensemble. Ô femme ! femme ! Quand je me rappelle les sourires et les cajoleries de lady Lyndon, combien elle semblait heureuse ce soir-là ! Quel air d’innocente confiance elle avait dans son maintien, et de quels noms affectueux elle m’appelait ! Je suis confondu de la profondeur de son hypocrisie. Qui peut s’étonner qu’une personne aussi peu soupçonneuse que moi ait été victime d’une fourbe si consommée ?

Nous étions à Londres à trois heures, et, une demi-heure avant celle du rendez-vous, notre chaise nous mena à Gray’s-Inn. Je trouvai sans peine l’appartement de M. Tapewell : c’était un antre obscur, et malheureuse fut l’heure où j’y entrai ! Comme nous montions ce sale escalier de derrière, éclairé par une faible lampe et par le sombre ciel d’une lugubre après-midi de Londres, ma femme parut agitée et défaillante. « Redmond, dit-elle quand nous arrivâmes à la porte, n’entrez pas ; je suis sûre qu’il y a du danger. Il est temps encore, retournons-nous-en, en Irlande, n’importe où ! » Elle se mit devant la porte, dans une de ses attitudes théâtrales, et me prit la main.

Je l’écartai : « Lady Lyndon, dis-je, vous êtes une vieille bête !

— Vieille bête ! » dit-elle, et elle sauta sur la sonnette, à laquelle répondit promptement un homme qui avait l’air moisi,