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que je la plaisantais, et lui demandais si elle voulait encore passer l’eau, si elle avait trouvé un autre amoureux, etc., elle fondit soudain en larmes, et, me saisissant la main, elle s’écria avec véhémence :

« Ah ! Barry, vous savez bien que je n’ai jamais aimé que vous ! Ai-je jamais été si malheureuse, qu’un mot aimable de vous ne m’ait rendu le bonheur ? jamais si irritée, que le moindre témoignage de votre bon vouloir ne m’ait ramenée près de vous ? Ne vous ai-je pas donné une preuve suffisante de mon affection en vous apportant une des premières fortunes de l’Angleterre ? Avez-vous entendu de moi des plaintes ou des reproches sur la manière dont vous l’aviez dissipée ? Non, je vous aimais trop, trop tendrement ; je vous ai toujours aimé. Du premier moment où je vous ai vu, je me suis sentie attirée irrésistiblement vers vous. Je voyais vos mauvaises qualités, et tremblais de votre violence ; mais je ne pouvais m’empêcher de vous aimer. Je vous ai épousé, quoique sachant que c’était signer mon arrêt que de le faire, et en dépit de la raison et du devoir. Quel sacrifice voulez-vous de moi ? je suis prête à tout, pourvu que vous m’aimiez, ou du moins que vous me traitiez avec douceur. »

J’étais particulièrement de bonne humeur ce jour-là, et nous eûmes une sorte de réconciliation, quoique ma mère, lorsqu’elle entendit ce discours, et qu’elle vit que je faiblissais, m’eût averti solennellement, et m’eût dit : « Soyez-en sûr, la rusée drôlesse a en ce moment même quelque autre plan en tête. » La vieille dame avait raison, et je gobai l’amorce que me tendait Sa Seigneurie aussi bêtement qu’un goujon se prend à l’hameçon.

J’avais essayé de négocier avec un homme un emprunt dont j’avais un besoin pressant ; mais, depuis notre dispute au sujet de l’affaire de la succession, milady avait résolument refusé de signer aucun papier à mon avantage, et sans son nom, je suis fâché de le dire, le mien avait peu de valeur sur la place, et je ne pouvais obtenir une guinée d’aucun prêteur d’argent de Londres ou de Dublin. Je ne pouvais pas non plus décider les drôles de cette dernière ville à me venir trouver à Castle Lyndon, à cause de la malheureuse affaire que j’avais eue avec l’homme de loi Sharp, où je me fis prêter par lui l’argent qu’il apportait, et le vieux juif Salomon ayant été volé, au retour de chez moi, du billet que je lui avais fait[1], nos gens ne voulaient plus s’aven-

  1. Les exploits de M. Lyndon ne sont pas relatés dans sa narration. Probablement, dans les cas auxquels il est fait allusion, il s’était fait justice lui-même. (Note de l’éditeur.)