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bientôt pris d’une fièvre qui me tint six semaines dans mon lit, et je le quittai prodigieusement grandi, et en même temps plus violemment épris encore qu’auparavant.

Au commencement de ma maladie, miss Nora avait été passablement assidue à mon chevet, oubliant pour moi la querelle de ma mère avec sa famille, que ma bonne mère voulut bien aussi oublier de la manière la plus chrétienne. Et, permettez que je vous le dise, ce n’était pas un acte peu méritoire de la part d’une femme de sa disposition hautaine, qui avait pour règle de ne pardonner à personne, que de renoncer pour l’amour de moi à son hostilité envers miss Brady, et de la recevoir avec bonté. Car, comme un jeune fou que j’étais, c’était Nora que je demandais sans cesse dans mon délire ; je ne voulais accepter de médicaments que de sa main, et n’avais que des regards rudes et maussades pour la bonne mère, qui m’aimait mieux que tout au monde, et qui, pour me rendre heureux, renonçait même à ses habitudes favorites et à ses légitimes et convenables jalousies.

À mesure que je me rétablissais, je vis que les visites de Nora devenaient chaque jour plus rares. « Pourquoi ne vient-elle pas ? » disais-je avec humeur une douzaine de fois par jour. Pour répondre à cette question, mistress Barry était obligée d’alléguer les meilleures excuses qu’elle pouvait trouver, comme de dire que Nora s’était foulé le pied, ou qu’elles s’étaient querellées, ou quelque autre réponse pour me calmer. Et mainte fois la bonne âme m’a quitté pour aller se soulager le cœur toute seule dans sa chambre, et revenir le visage souriant, de façon que je ne susse rien de sa mortification. Il est vrai que je ne prenais pas beaucoup de peine pour m’en assurer ; et même, je le crains, je n’aurais pas été très-touché si j’avais découvert la chose, car le moment où l’on devient homme, est, je pense, celui de notre plus grand égoïsme. Nous avons alors un tel désir de prendre notre vol, et de quitter le nid, qu’il n’est larmes, prières ou sentiments d’affection qui puissent contre-balancer cette irrésistible ardeur d’indépendance. Elle a dû être bien triste, cette pauvre mère, — que le ciel soit bon pour elle ! — à cette période de ma vie ; et elle m’a souvent dit depuis quelle angoisse de cœur c’était pour elle de voir tant d’années de sollicitude et d’affection oubliées par moi en une minute, et cela pour une petite coquette sans cœur, qui ne faisait que jouer avec moi en attendant qu’elle trouvât un meilleur galant. Car le fait est que durant les quatre dernières semaines de ma maladie, le capitaine Quin en personne était à demeure au château de Brady, et faisait la cour en forme à miss Nora ; et ma pauvre mère n’osa pas me donner cette nou-