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Ma mère fut si irritée des accusations contre moi et contre elle que contenaient ces lettres, que j’eus la plus grande difficulté à l’empêcher de découvrir à lady Lyndon que nous en avions connaissance, quelque intérêt que j’eusse, comme de raison, à le cacher ; car j’avais à cœur de savoir jusqu’où allaient les desseins de ma femme, et jusqu’à quel point elle pousserait l’artifice. L’intérêt des lettres allait toujours croissant, comme on dit des romans. La manière dont je la traitais était présentée sous des couleurs à faire frémir. Je ne sais pas de quelles monstruosités elle ne m’accusait pas, et quelles misères et privations elle ne prétendait pas subir, tandis qu’elle vivait extrêmement grasse et satisfaite, en apparence, dans notre maison de Castle Lyndon. La lecture des romans et la vanité lui avaient tourné la cervelle. Je ne pouvais pas lui dire une parole rude (et elle en méritait des milliers par jour, je puis vous l’assurer) qu’elle ne déclarât que je la mettais à la torture ; et ma mère ne pouvait lui faire de remontrances qu’elle n’eût aussitôt une attaque de nerfs, dont elle protestait que la digne vieille dame était la cause.

À la fin, elle se mit à menacer de se tuer ; et quoique je ne tinsse nullement les couteaux hors de sa portée, que je ne la privasse point de jarretières et que la pharmacie de son docteur restât tout entière à son service, connaissant parfaitement son caractère, et sachant qu’il n’était pas de femme moins disposée dans la chrétienté à attenter à ses précieux jours, cependant ces menaces firent évidemment de l’effet du côté auquel elles s’adressaient ; car les paquets de la marchande de modes commencèrent à arriver très-fréquemment, et les mémoires qui lui étaient envoyés contenaient des assurances d’assistance prochaine. Le chevaleresque lord George Poynings accourait au secours de sa cousine, et me fit le compliment de dire qu’il espérait délivrer sa chère parente des griffes du plus atroce scélérat qui eût jamais déshonoré l’humanité, et que, lorsqu’elle serait libre, des mesures seraient prises pour un divorce motivé sur des cruautés et sur toute espèce de mauvais traitements de ma part.

Je fis faire des copies de tous ces précieux documents par mon susnommé parent, filleul et secrétaire, M. Redmond Quin, présentement le digne agent de la propriété de Castle Lyndon. C’était un fils de mon ancienne flamme Nora, que je lui avais pris dans un accès de générosité, promettant d’avoir soin de son éducation au collège de la Trinité, et de pourvoir à toute son existence ; mais après que le jeune homme eut été un an à l’Université, les professeurs ne voulurent pas l’admettre à la