Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/284

Cette page a été validée par deux contributeurs.

reconnaître comme héritier de ma fortune l’enfant qu’il a d’une autre !

« Non, je ne m’y soumettrai jamais ! Toi, toi seul, mon George, mon ami d’enfance, tu seras l’héritier des biens de Lyndon. Pourquoi la destinée ne m’a-t-elle pas unie à toi, au lieu de l’odieux homme qui me tient sous sa domination, et n’a-t-elle pas rendu la pauvre Calista heureuse ! »

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est ainsi que ces lettres s’exprimaient de page en page, de l’écriture la plus fine et la plus serrée ; et je laisse à juger à tout lecteur sans préventions si celle qui les avait écrites n’était pas la plus sotte et la plus vaine de toutes les créatures, et s’il n’y avait pas nécessité de prendre soin d’elle. Je pourrais transcrire des aunes de rapsodies à lord George Poynings, son ancienne flamme, dans lesquelles elle lui donnait les noms les plus tendres, et le conjurait de lui trouver un refuge contre ses oppresseurs ; mais le lecteur serait fatigué de les lire, comme moi de les copier. Le fait est que cette malheureuse femme avait le tic d’écrire plus long qu’elle n’en voulait dire. Elle était toujours à lire des romans et autres fariboles ; se supposant dans des rôles imaginaires, s’égarant dans l’héroïque et le sentimental, et, avec aussi peu de cœur qu’aucune femme que j’aie connue, manifestant la plus violente disposition à l’amour. Elle écrivait toujours comme si elle était dans le feu de la passion. J’ai une élégie sur son petit chien, la plus pathétique chose qu’elle ait jamais écrite ; et les plus tendres remontrances à Betty, sa femme de chambre favorite ; à sa femme de charge, après une querelle ; à une douzaine de connaissances, à chacune desquelles elle s’adressait comme au plus cher ami qu’elle eût au monde, et qu’elle oubliait aussitôt qu’il lui prenait une autre fantaisie. Quant à son amour pour ses enfants, le passage ci-dessus montrera jusqu’à quel point elle était capable de véritable sentiment maternel ; la phrase même où elle rappelle la mort d’un de ses enfants lui sert à trahir sa personnalité et à assouvir sa rancune contre moi, et elle ne désire rappeler l’autre du tombeau qu’afin qu’il lui soit de quelque utilité à elle-même. Si je me suis conduit sévèrement envers cette femme, en l’éloignant de ses flatteurs qui auraient semé la discorde entre nous, et en lui ôtant les moyens de mal faire, qui pourra dire que j’avais tort ? Si jamais femme mérita une camisole de force, ce fut milady Lyndon ; et j’ai connu dans mon temps des hommes chargés de fers et la tête rasée, sur la paille, qui n’avaient pas commis la moitis des folies de cette sotte, vaine, infatuée créature.