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rement se coucher sobre. Mainte et mainte fois, sans que j’eusse conscience de son attention, cette bonne âme m’a tiré mes bottes, et m’a vu déposé par mes domestiques dans un bon lit, et a emporté elle-même la chandelle, et été la première aussi le matin à m’apporter mon verre de petite bière. Ce n’était pas un siècle de poules mouillées que le mien, je vous le garantis. Un gentilhomme ne se faisait pas prier pour boire sa demi-douzaine de bouteilles, et quant à votre café et à vos rinçures, on les laissait à lady Lyndon, à son docteur et aux autres vieilles femmes. C’était l’orgueil de ma mère que je pusse boire plus qu’aucun homme du pays, autant, à une pinte près, que mon père avant moi, disait-elle.

Que lady Lyndon la détestât, c’était fort naturel. Elle n’est pas la première personne de son sexe ou du mien qui ait haï une belle-mère. J’avais chargé ma mère de surveiller de près les caprices de Sa Seigneurie, et c’était, comme vous pensez bien, une des raisons pour lesquelles cette dernière ne l’aimait pas. L’assistance et la surveillance de mistress Barry étaient pour moi d’un prix inestimable ; et j’aurais payé vingt espions pour faire cette besogne, que je n’aurais pas été aussi bien servi que par la sollicitude et la vigilance de mon excellente mère. Elle dormait les clefs de la maison sous son oreiller, et avait l’œil partout. Elle suivait tous les mouvements de la comtesse, comme son ombre ; elle trouvait moyen d’avoir connaissance, du matin au soir, de tout ce que faisait milady. Si celle-ci se promenait dans le jardin, un regard vigilant en observait la porte ; et si elle sortait en voiture, mistress Barry l’accompagnait, et une couple d’hommes à ma livrée étaient à cheval à côté du carrosse, afin qu’il ne lui arrivât point de mal. Quoiqu’elle fît des difficultés, et voulût garder la chambre dans un silence maussade, j’établis comme règle que nous irions ensemble à l’église dans notre carrosse à six chevaux tous les dimanches, et qu’elle assisterait aux bals des courses avec moi, toutes les fois que je n’aurais pas à craindre les maudits recors qui m’assiégeaient. Cela donnait un démenti aux méchantes langues qui disaient que je voulais emprisonner ma femme. Le fait est que connaissant sa légèreté, et voyant l’aversion insensée pour moi et les miens qui commençait à l’emporter en elle sur la tendresse, également insensée peut-être, qu’elle avait eue pour moi, j’étais forcé d’être sur mes gardes pour qu’elle ne me faussât point compagnie. Si elle m’eût quitté, j’étais ruiné le lendemain. Cette considération, qui était connue de ma mère, nous obligeait à l’observer de près : mais, quant à l’emprisonner,