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mort de mon pauvre enfant, ma femme, dont je supportais depuis douze années les bizarreries de caractère et les humeurs extravagantes, voulut me quitter, et fit positivement des tentatives pour se soustraire à ce qu’elle appelait ma tyrannie.

Ma mère, la seule personne qui, dans mes infortunes, me fût restée fidèle (le fait est qu’elle m’a toujours rendu justice, parlant de moi comme d’un martyr de la coquinerie des autres et d’une victime de ma généreuse et confiante disposition), ma mère découvrit le complot qui se tramait, et dont ces artificieux et malfaisants Tiptoff étaient, comme de coutume, les principaux promoteurs. Mistress Barry vraiment, malgré sa violence et ses singularités, était inappréciable pour moi dans ma maison, qui aurait été depuis longtemps ruinée de fond en comble, sans son esprit d’ordre et de conduite, et sans la parfaite intelligence avec laquelle elle gouvernait tout mon monde, qui était fort nombreux. Quant à milady Lyndon, la pauvre âme ! elle était bien trop grande dame pour s’occuper des choses du ménage ; elle passait ses journées avec son médecin, ou avec ses livres de piété, et ne paraissait jamais parmi nous que contrainte par moi, et alors ma mère et elle étaient sûres d’avoir une querelle.

Mistress Barry, au contraire, avait le génie de l’administration. Elle tenait les servantes en haleine, et les valets en bride ; avait l’œil sur le claret dans la cave, et sur l’avoine et le foin dans l’écurie ; surveillait les salaisons et les conserves au vinaigre, les approvisionnements de pommes de terre et de tourbe, le cochon qu’on tuait et la volaille, la lingerie et la boulangerie, et les dix mille minuties d’un grand établissement. Si toutes les ménagères irlandaises étaient comme elle, je réponds que plus d’un feu flamberait là où l’on ne voit maintenant que des toiles d’araignée, et que plus d’un parc serait couvert de gras troupeaux qui, à présent, est presque tout envahi par les chardons. Si quelque chose eût pu me soustraire aux conséquences de la scélératesse d’autrui, et (je le confesse, car je ne regarde pas comme au-dessous de moi d’avouer mes défauts), de mon trop facile, généreux et insouciant caractère, c’eût été l’admirable prudence de cette digne créature. Jamais elle ne se mettait au lit que toute la maison ne fût tranquille, et que toutes les chandelles ne fussent éteintes ; et vous pouvez croire que ce n’était pas chose aisée avec un homme de mes habitudes, qui avait communément une douzaine de joyeux compagnons (d’artificieux drôles et de faux amis pour la plupart !) à boire avec lui chaque nuit, et qui, pour sa part, allait ra-