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mille façons différentes, jetant les hauts cris si je coupais un bâton, ouvrais un puits, vendais un tableau ou envoyais refondre quelques onces de vaisselle plate. Ils me harcelaient de procès continuels, obtenaient des arrêts de sursis de la chancellerie, entravaient mes agents dans l’exécution de leurs ordres, à tel point que vous vous seriez figuré que ce qui était à moi n’était point à moi, mais à eux, et qu’ils en pouvaient faire ce qu’ils voulaient. Qui pis est, j’ai lieu de croire qu’ils avaient sous mon propre toit des intelligences avec mes propres domestiques : car je ne pouvais pas avoir la moindre discussion avec lady Lyndon qu’on ne le sût au dehors, ni me griser avec mon chapelain et mes amis que quelques infâmes béats ne s’emparassent de la nouvelle et ne fissent le compte de toutes les bouteilles que j’avais bues et de tous les jurements qui m’étaient échappés. Que le nombre en fût grand, je le reconnais. Je suis de l’ancienne école, j’ai toujours été libre dans mes actions et dans mes propos ; et du moins, si je faisais et disais ce qu’il me plaisait, je n’ai jamais été aussi mauvais que maint gredin de cafard de ma connaissance, qui, à l’abri du soupçon, couvre d’un masque de sainteté ses péchés et ses faiblesses.

Puisque je me purge la conscience et que je ne suis point un hypocrite, je puis aussi bien confesser maintenant que je tâchai de déjouer les menées de mes ennemis par un artifice qui n’était peut-être pas strictement justifiable. Tout dépendait pour moi d’avoir un héritier de la fortune : car si lady Lyndon, qui était d’une faible santé, était morte, le lendemain j’étais réduit à la mendicité ; tous mes sacrifices d’argent, etc., pour améliorer le bien, on n’en aurait tenu aucun compte ; toutes les dettes me seraient restées sur le dos ; et mes ennemis auraient triomphé, ce qui, pour un homme d’un cœur honorable comme le mien, était « le plus dur de tous les coups, » comme a dit quelque poëte.

Je confesse donc que je voulais supplanter ces coquins, et, comme je ne le pouvais faire sans un héritier, je me déterminai à en trouver un. Si je l’avais sous la main, et de mon sang qui plus est, quoique avec la barre senestre, là n’est pas la question. Ce fut alors que je découvris les indignes machinations de mes ennemis : car ayant touché un mot de ce plan à lady Lyndon, dont j’avais fait, au moins en apparence, la plus obéissante des femmes, quoique je ne lui permisse jamais d’écrire ou de recevoir une lettre sans qu’elle me passât sous les yeux, ni de recevoir d’autres personnes que celles que je jugeais être une société convenable pour elle, dans l’état délicat de sa