Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/276

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Lady Lyndon, qui avait toujours été tourmentée par ses nerfs et ses vapeurs après la catastrophe de notre enfant béni, devint plus agitée que jamais, et se jeta dans la dévotion avec tant de ferveur, qu’il était des moments où vous l’auriez crue presque folle. Elle s’imaginait avoir des visions. Elle prétendait qu’un ange lui avait dit que la mort de Bryan était une punition dont le ciel la frappait pour avoir négligé son premier-né. Puis elle déclarait que Bullingdon était vivant, elle l’avait vu en rêve. Puis de nouveau elle tombait dans de violents chagrins au sujet de sa mort, et le pleurait avec autant d’amertume que si c’eût été lui qui fût mort le dernier, et non notre adoré Bryan, qui, comparé à Bullingdon, était ce qu’un diamant est à une pierre. Ses accès étaient pénibles à voir et difficiles à réprimer. On commença à dire dans le pays que la comtesse devenait folle. Mes gueux d’ennemis ne manquèrent pas de confirmer et d’exagérer ce bruit, et ajoutaient que j’étais la cause de sa démence. Je l’avais poussée à l’égarement, j’avais tué Bullingdon, j’avais assassiné mon propre fils ; je ne sais ce qu’ils mettaient encore à ma charge. Leurs odieuses calomnies m’atteignirent jusqu’en Irlande ; mes amis s’éloignèrent de moi. Ils commencèrent à déserter mes chasses comme on avait fait en Angleterre, et, quand j’allais à des courses ou à un marché, ils trouvaient de subites raisons pour éviter mon voisinage. Je reçus les noms de Barry le Méchant, Lyndon le Diable, à votre choix ; les gens de la campagne faisaient de merveilleuses légendes à mon sujet ; les prêtres catholiques disaient que j’avais massacré je ne sais combien de religieuses allemandes dans la guerre de Sept ans ; que l’ombre de Bullingdon assassiné hantait ma maison. Un jour, à la foire d’une ville voisine, où j’eus envie d’acheter une veste pour un de mes gens, un drôle, qui se tenait là, dit : « C’est une camisole de force qu’il achète pour milady Lyndon. » Et de cet incident sortit une légende sur ma cruauté envers ma femme, et on raconta plusieurs détails circonstanciés sur ma manière ingénieuse de la torturer.

La perte de mon cher garçon ne m’atteignit pas seulement au cœur comme père, mais elle porta un préjudice très-considérable à mes intérêts personnels ; car, comme il n’y avait plus à présent d’héritier direct de la fortune, et que lady Lyndon était d’une faible santé et ne paraissait nullement devoir laisser de famille, celle qui devait hériter, cette détestable famille de Tiptoff, commença à m’ennuyer de cent manières, et se mit à la tête des ennemis qui répandaient des bruits tendant à me discréditer. Ils m’entravèrent dans l’administration de la fortune de