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visage devint tout pâle, et on le crut mort. Mais on lui versa du wiskey dans la bouche, et le pauvre enfant se ranima ; cependant il ne pouvait pas bouger, l’épine dorsale était endommagée, et la partie inférieure de son corps était morte quand on le mit au lit. Le reste ne dura pas longtemps. Dieu m’assiste ! Il demeura encore deux jours avec nous, et ce fut une triste consolation de penser qu’il ne souffrait pas.

Durant ce temps, le caractère du cher ange parut tout à fait changer ; il demanda pardon à sa mère et à moi de tous les actes de désobéissance dont il avait pu être coupable envers nous ; il dit souvent qu’il aimerait à voir son frère Bullingdon. « Bully valait mieux que vous, papa, dit-il ; il ne jurait pas tant, et il me contait et m’apprenait beaucoup de bonnes choses quand vous n’étiez pas là. » Et prenant la main de sa mère et la mienne dans chacune de ses petites mains gluantes, il nous supplia de ne pas nous quereller ainsi, mais de nous aimer, de façon à pouvoir nous retrouver au ciel, où Bully lui avait dit que les gens querelleurs n’allaient point. Sa mère fut très-affectée des admonitions du pauvre ange, et moi aussi. Je voudrais qu’elle m’eût permis de suivre le conseil que nous avait donné le petit moribond.

Enfin, au bout de deux jours, il mourut. Il était là, gisant, l’espoir de ma famille, l’orgueil de mon âge mûr, le lien qui nous avait retenus ensemble, moi et lady Lyndon. « Ô Redmond ! dit-elle en s’agenouillant devant le corps du cher enfant, de grâce, écoutons la vérité sortie de cette bienheureuse bouche ; amendez-vous, et traitez votre pauvre, aimante et tendre femme, comme son enfant mourant vous l’a recommandé. » Et je dis que je le ferais ; mais il est des promesses qu’il n’est pas au pouvoir d’un homme de tenir, surtout avec une femme comme elle. Mais nous nous rapprochâmes après ce triste événement, et fûmes bons amis pour plusieurs mois.

Je ne vous raconterai pas avec quelle magnificence nous l’enterrâmes. À quoi servent les panaches des pompes funèbres et les vanités du blason ? J’allai tirer un coup de pistolet au fatal cheval noir qui l’avait tué, à la porte du caveau où nous avions déposé mon enfant. J’étais tellement éperdu que j’aurais pu aussi me brûler la cervelle. N’était le crime, il eût peut-être mieux valu que je le fisse ; car qu’a été ma vie depuis que cette aimable fleur a été arrachée de mon sein ? Une succession de misères, d’injustices, de désastres et de souffrances morales et physiques, comme il n’en est jamais échu à personne autre dans toute la chrétienté.