Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/273

Cette page a été validée par deux contributeurs.

apporté, il ne me restait qu’une couple de cent livres, avec lesquelles je m’en retournai chez moi fort désolé, et fort subitement aussi, car mes fournisseurs de Dublin étaient acharnés après moi, ayant su que j’avais dépensé la somme reçue, et deux de mes marchands de vin avaient des prises de corps contre moi pour plusieurs milliers de livres.

J’achetai à Dublin, toutefois, suivant ma promesse (car lorsque je fais une promesse, je la tiens à tout prix), j’achetai un petit cheval pour mon cher petit Bryan, comme cadeau pour le dixième anniversaire de sa naissance, qui allait arriver. C’était une magnifique petite bête, et elle me coûta gros. Je n’ai jamais regardé à l’argent quand il s’est agi de ce cher enfant. Mais elle était très-sauvage. Elle jeta par terre un de mes garçons d’écurie qui fut le premier à la monter, et lui cassa la jambe ; et quand je me chargeai moi-même de la ramener à la maison, il fallut mon poids et mon adresse pour la faire tenir tranquille.

Quand nous fûmes arrivés, j’envoyai mon cheval par un de mes palefreniers chez un fermier pour le dresser à fond, et je dis à Bryan, qui se mourait d’envie de voir son petit cheval, qu’il l’aurait pour son jour de naissance, où il chasserait dessus avec ma meute, et je ne me promis pas peu de plaisir de lui faire faire, ce jour-là, son début sur le terrain où j’espérais le voir primer par la suite à la place de son tendre père. Hélas ! ce noble enfant ne devait jamais chasser le renard, ni prendre parmi les gentilshommes de son pays la place que lui assignaient sa naissance et son mérite.

Quoique je ne croie ni aux rêves ni aux prédictions, cependant je ne peux pas ne pas reconnaître que, lorsqu’un homme est menacé d’une grande calamité, il en a souvent d’étranges et terribles présages. Je m’imagine en avoir eu plusieurs alors. Lady Lyndon, particulièrement, rêva deux fois que son fils était mort ; mais comme elle était devenue extraordinairement nerveuse et sujette aux vapeurs, je traitai ses craintes avec mépris, et les miennes aussi, comme de juste. Et, dans un moment d’abandon, tout en buvant après dîner, je dis au pauvre Bryan, qui me questionnait toujours au sujet du petit cheval et du jour où il devait venir, qu’il était arrivé, qu’il était à la ferme de Doolan, où Mick, le groom, le dressait. « Promettez-moi, Bryan, s’écria sa mère, que vous ne monterez le cheval qu’en compagnie de votre père. » Mais je me bornai à dire : « Bah ! madame, vous êtes un âne ! » étant irrité de sa sotte timidité, qui maintenant se montrait toujours de mille manières désagréables ; et me tournant vers Bryan, je dis : « Je promets à Votre