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et un décrotteur. On avait répandu sur moi un déluge de calomnies, sous lequel tout homme qui aurait eu moins d’énergie aurait succombé.

Mais j’eus beau tenir hardiment tête à mes accusateurs ; j’eus beau prodiguer l’argent dans cette élection, ouvrir à deux battants Hackton-Hall et faire couler à flots le vin de Champagne et de Bourgogne chez moi et dans toutes les auberges de la ville, je n’eus pas la majorité. Cette canaille de gentry avait tourné tout entière contre moi et passé à la faction Tiptoff ; on me représenta même comme retenant ma femme de force, et vainement je l’envoyai seule dans la ville, portant mes couleurs, avec Bryan sur ses genoux, et lui fis faire des visites à la femme du maire et aux principales dames du pays, rien ne put ôter de l’idée qu’elle ne vivait pas dans une crainte perpétuelle de moi, et la brutale populace eut l’insolence de lui demander pourquoi elle osait s’en retourner et comment elle pouvait aimer à avoir des coups de cravache pour son souper.

Je fus battu aux élections, et tous les mémoires fondirent ensemble sur moi, tous les billets que j’avais souscrits pour les années qui suivraient mon mariage, et que les créanciers, avec une infâme unanimité, m’envoyèrent en si grand nombre, qu’il y en avait des monceaux sur ma table. Je n’en citerai pas le montant ; il était effroyable. Mes intendants et hommes de loi empirèrent la chose ; je fus enlacé dans une toile inextricable de billets et de mémoires, d’hypothèques et d’assurances, et de tous les horribles maux qui s’y attachent. Il arrivait de Londres hommes de loi sur hommes de loi ; il fut fait transaction sur transaction, et le revenu de lady Lyndon fut engagé à peu près sans retour pour satisfaire ces cormorans. C’est une justice à lui rendre ; elle se conduisit avec passablement d’obligeance dans ces moments d’ennui : car, toutes les fois que j’avais besoin d’argent, il me fallait la cajoler, et, toutes les fois que je la cajolais, j’étais sûr de ramener à la bonne humeur ce pauvre esprit de femme, d’une nature si faible et si craintive, que, pour une semaine de repos, elle m’aurait signé l’abandon de mille livres sterling de rente. Et quand mes tracas commencèrent à Hackton et que je m’arrêtai à la dernière chance qui me restât, à savoir de me retirer en Irlande et de retrancher sur mes dépenses, abandonnant à mes créanciers, jusqu’à entière satisfaction, la meilleure partie de mon revenu, milady fut tout à fait joyeuse à l’idée de partir, et dit que, si nous voulions rester tranquilles, elle ne doutait pas que tout n’allât bien ; elle était même charmée de subir la pauvreté relative dans laquelle il nous fal-