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la meilleure femme de charge. Tout cela, elle le faisait presque sans frais pour nous, car elle faisait paître les moutons et le bétail dans les parcs et en tirait un beau profit à Ballinasloe ; elle fournissait je ne sais combien de petites villes de beurre et de lard ; et les fruits et légumes des jardins de Castle-Lyndon étaient ceux qui se payaient le plus cher au marché de Dublin. Il n’y avait pas de gaspillage à la cuisine, comme il y en avait dans la plupart de nos maisons irlandaises, et il n’y avait pas de consommation de liquide dans les caves, car la vieille dame buvait de l’eau et voyait peu ou point de monde. Toute sa société se composait de deux filles de mon ancienne passion, Nora Brady, à présent mistress Quin, qui s’était presque ruinée avec son mari, et qui était venue me voir une fois à Londres, l’air vieux, grasse, malpropre, avec deux sales enfants à ses côtés. Elle pleura fort quand elle me vit, m’appela monsieur, et monsieur Lyndon, ce dont je ne fus pas fâché, et me pria de venir au secours de son mari ; ce que je fis, obtenant pour lui, par mon ami lord Crabs, une place dans l’accise en Irlande, et payant le passage de sa famille et le sien dans ce pays. C’était maintenant un sale, découragé, pleurnicheur d’ivrogne ; et, regardant la pauvre Nora, je ne pus m’empêcher de m’étonner de l’avoir considérée jadis comme une divinité. Mais si j’ai jamais éprouvé quelque chose pour une femme, je lui garde toute ma vie une amitié constante, et je pourrais citer mille cas de cette généreuse et fidèle disposition.

Le jeune Bullingdon, toutefois, était presque la seule des personnes auxquelles elle avait affaire que ma mère ne pût pas maintenir dans l’ordre. Les rapports qu’elle m’envoya dans le commencement sur son compte étaient faits pour causer beaucoup de peine à mon cœur paternel. Il ne reconnaissait ni règle ni autorité, il partait pour la chasse ou autres expéditions et restait absent des semaines. À la maison il était silencieux et tout étrange, refusant de faire le piquet de ma mère les soirs et se plongeant dans toute sorte de bouquins moisis, qui lui brouillaient la cervelle ; plus à son aise à rire et jaser avec les ménétriers et les servantes à l’office, qu’avec les gens comme il faut au salon ; lançant toujours à mistress Barry des plaisanteries et des quolibets qui (comme elle n’avait pas la répartie très-vive) la mettaient dans de violentes colères ; dans le fait, menant une vie d’insubordination et de scandale. Et, pour couronner le tout, le jeune garnement se mit à fréquenter la société du prêtre catholique de la paroisse, un drôle tout râpé, de quelque séminaire papiste de France ou d’Espagne, plutôt que celle du vicaire de