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pâle, en sueur, nous criant d’arrêter pour l’amour du ciel, et s’accrochant aux crins et à la croupière pour sauver son précieux cou. Comment il se fit que le gaillard ne se tuât point, je n’y comprends rien, à moins que ce ne soit la corde qui soit chargée de le lui rompre. Il ne lui arriva jamais dans nos chasses d’accident sérieux ; mais vous étiez parfaitement sûr à dîner de le trouver à sa place, au bout de la table, faisant le punch, d’où on l’emportait gris dans son lit avant que la soirée fût achevée. Maintes fois, Bryan et moi, en pareil cas, nous lui avons peint le visage en noir ; nous le mettions dans une chambre à revenants, et nous lui faisions des peurs à lui troubler la cervelle ; nous lâchions des cargaisons de rats sur son lit ; nous criions au feu et emplissions ses bottes d’eau ; nous coupions les pieds du fauteuil de sa chaire, et saupoudrions ses sermons de tabac. Le pauvre Lavender supportait tout avec patience, et dans nos soirées, ou quand nous venions à Londres, était amplement dédommagé par la permission de rester avec les gens de qualité, et par l’illusion qu’il se faisait d’être de leur société. Il faisait bon d’entendre avec quel mépris il parlait de notre recteur : « Il a un fils, monsieur, qui est étudiant-servant, et cela dans un petit collège, disait-il. Comment avez-vous pu, mon cher monsieur, songer à donner la survivance de Hackton à une créature de si bas étage ? »

Je dois maintenant parler de mon autre fils, celui, du moins, de milady Lyndon, je veux dire le vicomte Bullingdon. Je le gardai en Irlande quelques années sous la tutelle de ma mère, que j’avais installée à Castle-Lyndon ; et grande, je vous le promets, était sa tenue dans cette résidence, et prodigieuse la splendeur de la bonne âme et son attitude hautaine. Malgré toutes ses bizarreries, la terre de Castle-Lyndon était la mieux administrée de toutes nos propriétés ; les rentes étaient admirablement payées, les frais de recouvrement moindres qu’ils n’auraient été sous la direction d’aucun intendant. C’était étonnant combien peu dépensait la bonne veuve, quoiqu’elle soutînt la dignité des deux familles, comme elle disait. Elle avait un tas de domestiques pour le service du jeune lord ; elle ne sortait jamais elle-même que dans un vieux carrosse doré à six chevaux ; la maison était propre et en ordre ; l’ameublement et les jardins dans le meilleur état ; et, lors des visites qu’il nous arrivait de faire en Irlande, nous ne trouvions jamais d’habitation aussi bien tenue que la nôtre. Il y avait au château une vingtaine de servantes accortes et moitié autant d’hommes de bonne mine, et toutes choses en aussi belle condition qu’aurait pu les mettre