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me trompait. Le fait est que je suis de ces gens nés pour faire leur fortune, et non pour la conserver ; car les qualités et l’énergie, qui mènent un homme au succès dans le premier cas sont souvent la cause même de sa ruine dans le second ; je ne sais vraiment pas d’autres raisons des malheurs qui finirent par m’accabler[1].

J’ai toujours eu du goût pour les hommes de lettres, et peut-être, s’il faut dire la vérité, je n’ai pas de répugnance à me poser en grand seigneur et en Mécène avec les beaux esprits. Ces gens-là sont ordinairement besoigneux et de basse naissance, et ils ont un respect et un amour instinctif pour les gentilshommes et les habits brodés, comme doivent l’avoir remarqué tous ceux qui les ont fréquentés. M. Reynolds, fait depuis chevalier, et certainement le peintre le plus élégant de son temps, était un assez adroit courtisan de la tribu des beaux esprits ; et ce fut par ce gentleman, qui fit de moi, de lady Lyndon et de notre petit Bryan, un tableau fort admiré à l’exposition (j’étais représenté quittant ma femme, dans le costume de la milice de Tippleton, dont j’étais major : l’enfant se rejetant en arrière effrayé de mon casque comme… comment l’appelez-vous ?… le fils d’Hector, tel que l’a décrit M. Pope dans son Iliade), ce fut par M. Reynolds que je fus présenté à une vingtaine de ces messieurs, et à leur grand chef, M. Johnson. J’ai toujours pensé que leur grand chef était un grand ours. Il prit le thé deux ou trois fois dans ma maison, où il se comporta fort grossièrement, traitant mes opinions sans plus de respect que celles d’un écolier, et me disant de m’occuper de mes chevaux et de mes tailleurs, et de ne pas me mêler de littérature. Son cornac écossais, M. Boswell, était un plastron de première qualité. Je n’ai jamais vu de figure comme celle que fit cet homme dans ce qu’il appelait un costume de Corse, à un des bals de mistress Cornely, à Carlistehouse, Soho. N’était que les histoires relatives à cette maison ne sont pas des plus profitables du monde, je pourrais en raconter des vingtaines d’étranges anecdotes. Toutes les demi-vertus de haut et bas étage affluaient là, depuis Sa Grâce d’Ancaster jusqu’à mon compatriote, le pauvre M. Oliver Goldsmith, le poëte, et depuis la duchesse de Kingston jusqu’à l’Oiseau de Paradis, ou Kitty Fisher. J’ai rencontré là de drôles de personnages, qui venaient dans de drôles de buts aussi ; le pauvre Hackman, qui plus tard fut pendu pour avoir tué miss Ray,

  1. Ces mémoires paraissent avoir été écrits vers l’année 1814, dans cette paisible retraits que la fortune réservait à l’auteur sur la fin de sa vie.