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sur moi une telle influence, qu’elle pouvait me faire aller du bout du doigt[1].

Son infernal caractère (mistress Stammer était le nom de la drôlesse) et le maussade abattement de ma femme ne rendaient pas ma maison et mon intérieur fort agréables : aussi étais-je fortement poussé au dehors, où, comme le jeu était à la mode dans tous les clubs, tavernes et assemblées, je fus naturellement obligé de reprendre mon ancienne habitude, et de recommencer comme amateur ces parties dans lesquelles je n’avais pas jadis de rivaux en Europe. Mais soit que le caractère de l’homme change avec la prospérité, soit que son habileté l’abandonne lorsqu’il n’a plus de compère, et que, ne faisant plus du

  1. D’après ces curieuses confessions, il paraîtrait que M. Lyndon maltraitait sa femme de toutes les manières possibles ; qu’il la privait de société, la forçait de signer l’abandon de sa fortune, qu’il dépensait au jeu et dans les tavernes, qu’il lui était ouvertement infidèle ; et que, lorsqu’elle se plaignait, il la menaçait de lui retirer ses enfants. Et vraiment il n’est pas le seul mari qui en ait fait autant et ait passé pour n’être « l’ennemi de personne que de lui-même, » un bon garçon, d’humeur joviale. Le monde contient des milliers de ces aimables gens, et vraiment c’est parce qu’on ne leur a pas rendu justice, que nous avons publié cette autobiographie. Si c’eût été celle d’un simple héros de roman, un de ces héroïques jeunes gens qui figurent dans les romans de Scott et de James, il n’y aurait pas eu lieu de présenter au lecteur un personnage si souvent et si agréablement peint. M. Barry Lyndon n’est pas, nous le répétons, un héros taillé sur un patron ordinaire ; mais que le lecteur regarde autour de lui et se demande : « Est-ce qu’il n’y a pas autant de coquins qui réussissent dans la vie que d’honnêtes gens ? plus de sots, que d’hommes de talent ? Et n’est-il pas juste que la vie de cette sorte d’individus soit décrite par celui qui étudie la nature humaine, aussi bien que l’est celle de ces princes de contes de fées, de ces parfaits héros si impossibles, que nos écrivains aiment à nous décrire ? » Il y a quelque chose de naïf et de simple dans ce genre de romans honorés de longue date, où le prince Jolicœur, à la fin de ses aventures, entre en possession de tous les biens de ce monde, comme il a déjà été doué de toute espèce de perfections morales et physiques. Le romancier ne croit pas pouvoir mieux faire pour son héros chéri que d’en faire un lord. N’est-ce pas là un pauvre échantillon du summum bonum ? Le plus grand bien dans la vie n’est pas d’être un lord, n’est peut-être même pas d’être heureux. La pauvreté, la maladie, une bosse sur le dos, peuvent être des récompenses et des conditions de bien, tout comme cette prospérité physique que nous érigeons en culte sans en avoir conscience. Mais c’est là le sujet d’un essai de morale plutôt que d’une note ; et il vaut mieux laisser M. Lyndon reprendre le récit candide et ingénieux de ses vertus et de ses défauts. (Note de l’éditeur.)