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Mais les squires mangeaient très-volontiers mes dîners, malgré tout, et le vieux docteur Huff lui-même fut forcé de convenir que ma venaison et ma soupe à la tortue étaient parfaitement orthodoxes. Je savais aussi une autre manière de me faire bien venir des premiers. On n’avait dans le pays pour chasser le renard qu’une meute de chiens formée par souscription, et quelques malheureuses paires de bigles galeux, avec lesquels le vieux Tiptoff arpentait ses terres ; je bâtis un chenil et des écuries qui coûtèrent trente mille livres, et les garnis d’une façon digne de mes ancêtres, les rois d’Irlande. J’avais deux meutes, et j’entrais en plaine dans la saison quatre fois la semaine, suivi de trois gentilshommes revêtus de mon uniforme, et j’avais maison ouverte à Hackton pour tous ceux qui étaient de la chasse.

Ces changements et ce train de vie demandaient, comme on peut le supposer, de grands déboursés ; et je confesse avoir en moi fort peu de ce vil esprit d’économie que certaines gens possèdent et admirent. Par exemple, le vieux Tiptoff entassait sou sur sou pour réparer les extravagances de son père et dégager ses biens : une bonne partie de l’argent qui provenait de ce dégrèvement, mon agent se le procurait en hypothéquant les miens. Et, en outre, il faut se rappeler que je n’avais que la jouissance viagère des biens de ma femme, que j’ai toujours été très-facile dans mes transactions avec les prêteurs d’argent, et que j’avais à payer gros pour assurer la vie de milady.

À la fin de l’année, lady Lyndon me fit présent d’un fils : je l’appelai Bryan Lyndon, en mémoire de ma descendance royale ; mais qu’avais-je à lui laisser de plus qu’un noble nom ? Le bien de sa mère n’était-il pas assuré, à titre de majorat, à cet odieux petit Turc, lord Bullingdon, dont, par parenthèse, je n’ai encore rien dit, quoiqu’il demeurât à Hackton, confié à un nouveau gouverneur. L’insubordination de cet enfant était terrible. Il citait des passages de Hamlet à sa mère, ce qui l’irritait fort. Un jour que je pris un fouet pour le châtier, il tira un couteau et voulut m’en frapper ; et ma foi je me souvins de ma propre enfance, qui était assez semblable ; et, lui tendant la main, j’éclatai de rire et lui proposai d’être amis. Nous nous réconciliâmes pour cette fois, et la suivante, et la suivante ; mais il n’y avait pas d’amour perdu entre nous, et sa haine pour moi semblait croître avec lui, et il croissait à vue d’œil.

Je résolus d’assurer moi aussi du bien à mon cher petit Bryan ; et, dans ce but, j’abattis pour douze mille livres de haute futaie sur les domaines d’Yorkshire et d’Irlande de lady Lyndon : sur quoi le tuteur de Bullingdon, Tiptoff, jeta les hauts cris, comme