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tait (quoique assurément toutes ses sœurs prétendissent le contraire), c’était la belle de la famille, miss Honoria Brady de son nom.

Elle disait n’avoir que dix-neuf ans à cette époque, mais je pouvais lire aussi bien qu’un autre la feuille volante de la Bible de famille (c’était un des trois livres qui, avec le trictrac, formaient la bibliothèque de mon oncle), et je savais qu’elle était née l’année 37, et avait été baptisée par le docteur Swift, doyen de Saint-Patrick, à Dublin ; elle avait donc vingt-trois ans à l’époque où elle et moi étions si souvent ensemble.

Quand je me mets à songer à elle maintenant, je me rends bien compte qu’elle ne pouvait pas être jolie, car sa face était des plus grasses et sa bouche des plus grandes ; elle était toute marquée de taches de rousseur comme un œuf de perdrix, et ses cheveux étaient de la couleur d’un certain légume que nous mangeons avec le bœuf bouilli, pour me servir du terme le plus doux. Mainte et mainte fois, ma mère faisait ces remarques-là sur elle, mais je n’en croyais rien alors, et de façon ou d’autre, j’en étais venu à considérer Honoria comme un être angélique, bien au-dessus de tous les autres anges de son sexe.

Et comme nous savons très-bien qu’une dame habile à danser ou à chanter ne peut jamais se perfectionner sans étudier beaucoup en son particulier, et que le chant ou le menuet qu’on exécute avec une aisance si gracieuse dans l’assemblée a demandé beaucoup de travail et de persévérance, ainsi en est-il des chères créatures qui sont expertes dans l’art de la coquetterie. Honoria, par exemple, s’exerçait toujours, et c’était votre serviteur qu’elle prenait pour sujet de ses exercices ; moi ou l’employé de l’accise, quand il venait faire sa tournée, ou l’intendant ou le pauvre curé, ou le garçon apothicaire de Brady’s Town, que je me rappelle d’avoir battu une fois pour cette raison. S’il est encore en vie, je lui fais mes excuses. Pauvre diable ! comme si c’était sa faute, à lui, s’il était victime des artifices d’une des plus grandes coquettes (eu égard à sa vie obscure et à son éducation rustique) qu’il y eût au monde.

S’il faut dire la vérité, et chaque mot de ce récit de ma vie est de la plus religieuse véracité, ma passion pour Nora commença d’une façon très-vulgaire et très-peu romanesque. Je ne sauvai pas ses jours ; au contraire, je faillis presque la tuer une fois, comme il vous sera dit. Je ne l’aperçus pas au clair de la lune jouant de la guitare, et je ne la sauvai pas des mains des brigands, comme fit Alfonso de Lindamira dans le roman ; mais un jour, après dîner, à Brady’s Town, en été, étant allé au jardin