Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/226

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ainsi, par la sage influence de milady Tiptoff, les amis naturels et la famille de lady Lyndon furent éloignés d’elle. Bien plus, lorsque lady Lyndon alla à la cour, la plus auguste dame du royaume la reçut avec une froideur si marquée, que l’infortunée veuve en tomba malade de vexation. Et ainsi je puis dire que la royauté elle-même devint un des instruments de mon succès, et servit les plans du pauvre enfant de l’Irlande. C’est ainsi que le sort se sert d’agents grands, et petits et que, par des moyens sur lesquels ils n’ont aucune action, les destinées des hommes et des femmes s’accomplissent.

Je considérerai toujours la conduite de mistress Bridget (la femme de chambre favorite de lady Lyndon) en cette conjoncture comme un chef-d’œuvre d’adresse, et vraiment, j’eus une telle opinion de ses talents diplomatiques, qu’à l’instant même où je devins maître des domaines de Lyndon, et où je lui payai la somme promise, — je suis homme d’honneur, et, plutôt que de ne pas tenir ma parole à cette femme, j’empruntai de l’argent à des juifs, à un intérêt exorbitant, — aussitôt, dis-je, que j’eus triomphé, je pris mistress Bridget par la main, et dis : « Madame, vous avez montré une fidélité si inouïe à mon service que je suis heureux de vous récompenser conformément à ma promesse ; mais vous avez donné des preuves d’une habileté et d’une dissimulation si extraordinaires, que je dois m’abstenir de vous garder plus longtemps dans la maison de lady Lyndon, et je vous prie de la quitter aujourd’hui même. » Ce qu’elle fit, et elle passa à la faction Tiptoff, et m’a toujours déchiré depuis.

Mais il faut que je vous raconte ce qu’elle avait fait de si habile. Eh ! mon Dieu ! c’était la chose la plus simple du monde, comme le sont tous les chefs-d’œuvre. Quand lady Lyndon déplora sa destinée et, comme elle voulait bien l’appeler, ma honteuse conduite envers elle, mistress Bridget dit :

« Pourquoi Votre Seigneurie n’écrit-elle pas un mot à ce jeune gentilhomme pour se plaindre du mal qu’il lui fait ? Appelez-en à ses sentiments (qui, je l’ai entendu dire, sont vraiment très bons, toute la ville ne parle que de sa chaleur d’âme et de sa générosité), et demandez-lui de se désister d’une poursuite qui cause tant de peine à la meilleure des dames. De grâce, milady, écrivez ; je sais votre style si élégant que, pour ma part, j’ai maintes fois fondu en larmes à la lecture de vos charmantes lettres, et je n’ai pas de doute que M. Barry ne sacrifie tout plutôt que de vous faire du chagrin. »

Et comme de raison, la soubrette en jura.

« Le croyez-vous, Bridget, » dit Sa Seigneurie ? Et ma maî-