Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/223

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ce fut ainsi que je récompensai Ulick Brady de ses bontés pour moi dans mon enfance, et que j’eus la satisfaction de rétablir la fortune d’une branche méritante de ma famille. Il emmena sa femme dans le Wicklow, où il vécut avec elle dans la plus stricte réclusion jusqu’à ce que l’affaire fût apaisée, les Kiljoy s’efforçant partout en vain de découvrir sa retraite. Ils ne surent même pas de quelque temps quel était l’heureux mortel qui avait enlevé l’héritière ; et ce fut seulement lorsqu’elle écrivit, au bout de quelques semaines, une lettre signée Amalia Brady, exprimant son parfait bonheur dans sa nouvelle condition, et disant qu’elle avait été mariée par le chapelain de lady Lyndon, M. Runt, que la vérité fut connue, et que mon digne ami confessa la part qu’il avait eue à l’affaire. Comme sa bonne maîtresse ne le renvoya point pour cela, chacun persista à supposer que la pauvre lady Lyndon était du complot, et l’histoire de l’attachement passionné de Sa Seigneurie pour moi obtint de plus en plus crédit.

Je ne fus pas long, vous le pensez bien, à profiter de ces bruits. Tout le monde pensait que j’avais participé au mariage de Brady, quoique personne ne pût le prouver. Tout le monde pensait que j’étais bien avec la comtesse, quoique personne ne pût affirmer que je l’eusse dit. Mais il y a manière de faire croire une chose même en la contredisant, et j’avais coutume de rire et de plaisanter si fort à propos, que tous les hommes commençaient à me complimenter sur ma bonne fortune, et à me regarder comme le fiancé de la plus grande héritière du royaume. Les papiers s’emparèrent de la chose, les amis de lady Lyndon lui firent des représentations et crièrent : Fi ! Même les journaux et magazines anglais, qui à cette époque aimaient fort le scandale, rapportèrent la nouvelle, et dirent qu’une veuve belle et accomplie, avec un titre et les plus grands biens des deux royaumes, était sur le point de donner sa main à un jeune gentilhomme de haute naissance, qui s’était distingué au service de sa M…é, le R… de Pr… Je ne dirai pas quel était l’auteur de ces articles, et comment deux portraits, le mien sous le titre de l’Irlandais prussien, et celui de lady Lyndon sous le titre de la comtesse d’Éphèse, parurent dans le Magasine de la ville et de la campagne, publié à Londres, et contenant le commérage fashionable du jour.

Lady Lyndon fut dans une telle perplexité et dans un tel effroi de cette obsession, qu’elle se détermina à quitter le pays. Elle le quitta donc ; et qui fut le premier à la recevoir lorsqu’elle débarqua à Holyhead ? Votre humble serviteur, Redmond Barry, Esq.