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était magnifique. Miss Kiljoy eut des cavaliers en foule, parmi lesquels était votre serviteur, qui dansa un menuet avec elle (si le gauche dandinement de l’héritière irlandaise peut s’appeler de ce nom), et j’eus l’occasion de plaider la cause de ma passion pour lady Lyndon dans les termes les plus pathétiques, et de demander l’intercession de son amie en ma faveur.

Il était trois heures du matin quand les habitants de Lyndon-House s’en allèrent. Le petit Bullingdon s’était depuis longtemps endormi dans un des cabinets de chinoiserie de lady Charlemont. M. Runt avait la voix excessivement enrouée, et la démarche chancelante. Une jeune personne, aujourd’hui, serait alarmée de voir un gentleman dans cet état ; mais c’était un spectacle fort commun à cette joyeuse époque, où un homme était regardé comme une poule mouillée, s’il ne se grisait pas de temps en temps. Je mis miss Kiljoy en voiture, avec plusieurs autres gentilshommes, et perçant du regard la foule de porteurs de torches en guenilles, de cochers, de mendiants, d’hommes et de femmes ivres, qui se tenaient invariablement aux portes des maisons où se donnaient des fêtes, je vis le carrosse partir avec un hourra de cette populace, et revins à la salle du souper, où je parlai allemand, régalai les trois ou quatre buveurs qui y étaient encore d’un chœur en hollandais, et attaquai les mets et le vin avec beaucoup de résolution.

« Comment pouvez-vous boire à votre aise avec ce grand nez ? dit un des convives avec l’accent irlandais.

┘Allez vous faire pendre ! » dis-je avec le même accent, et me remettant à boire ; sur quoi les autres rirent, et je continuai mon souper en silence.

Il y avait parmi eux un gentilhomme qui avait vu partir les habitants de Lyndon, et avec qui j’avais fait une gageure que je perdis : le lendemain matin, j’allai la lui payer. Tous ces détails, le lecteur sera étonné de me les entendre énumérer ; mais le fait est que ce ne fut pas moi qui retournai souper, mais mon ancien valet allemand, qui était de ma taille, et qui, revêtu de mon costume, pouvait parfaitement passer pour moi. Nous avions changé d’habits dans une voiture de place qui stationnait près du carrosse de lady Lyndon, et qui, courant après, l’eut bientôt rejoint.

Le fatal carrosse, qui emportait l’aimable objet de l’affection d’Ulick Brady, n’avait pas fait beaucoup de chemin, lorsque, au milieu d’une profonde ornière, il s’arrêta soudain avec une forte secousse, et le valet de pied, qui était derrière, sautant par terre, cria au cocher qu’une roue était tombée et qu’il se-