Page:Thackeray - Mémoires de Barry Lyndon.djvu/216

Cette page a été validée par deux contributeurs.

toutes prétentions sur elle ; car il refusait de la recevoir lorsqu’elle se présentait, ne répondait point à ses lettres multipliées, et se contentait de dire généralement que son chirurgien lui avait défendu de recevoir des visites et de répondre aux lettres. Ainsi, tandis qu’il se retirait au dernier plan, j’avançais au premier, et prenais grand soin qu’il ne se présentât aucun rival avec quelque chance de succès ; car aussitôt que j’en entendais parler d’un, je lui cherchais querelle, et j’en poivrai deux de cette manière, en sus de ma première victime, lord George. Je prenais toujours un autre prétexte de querelle avec eux, que leurs attentions pour lady Lyndon, en sorte qu’il n’en pouvait résulter ni scandale ni offense pour Sa Seigneurie. Mais elle savait fort bien à quoi s’en tenir sur ces duels ; et les jeunes gens de Dublin aussi, en additionnant deux à deux, commencèrent à s’apercevoir qu’il y avait un dragon qui gardait la riche héritière, et qu’il fallait dompter ce dragon avant d’arriver à la dame. Je vous garantis qu’après ces trois premiers champions, il n’y en eut pas beaucoup de disposés à se mettre sur les rangs, et j’ai souvent ri (dans ma barbe) de voir plusieurs des jeunes mirliflors de Dublin, qui escortaient à cheval son carrosse, décamper dès que ma jument baie et ma livrée verte faisaient leur apparition.

Je voulais donner une grande et imposante preuve de mon pouvoir, et, à cet effet, j’avais résolu de rendre un important service à mon cousin Ulick, et d’enlever pour lui le bel objet de ses affections, miss Kiljoy, sous les yeux mêmes de sa tutrice et amie, lady Lyndon, et au nez des frères de la demoiselle, qui passaient la saison à Dublin, et faisaient autant d’embarras des dix mille livres irlandaises de leur sœur, que si elle avait eu des millions. La fille n’avait aucune répugnance pour M. Brady, et cela seul montre combien les hommes ont peu de cœur, et comment un génie supérieur peut triompher de difficultés qui, aux esprits communs, paraissent insurmontables, qu’il n’avait jamais songé à un enlèvement, comme je fis tout de suite avec audace. Miss Kiljoy avait été pupille de la cour de chancellerie jusqu’à sa majorité (époque avant laquelle il eût été dangereux pour moi de mettre à exécution le projet que j’avais sur elle) ; mais, quoique libre à présent d’épouser qui elle voudrait, c’était une jeune personne d’un caractère timide, et ayant aussi peur de ses frères et autres parents, que si elle n’eût pas été indépendante. Ils avaient en vue, pour elle, un de leurs amis, et avaient dédaigneusement rejeté la proposition d’Ulick Brady, gentilhomme ruiné qui, à ce que pensaient ces fats rus-