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cet infortuné jeune homme ; s’il vous épouse, madame, il est sûr de mourir.

— Je ne vous reconnais pas le moindre droit, dit la veuve, de faire la loi à la comtesse de Lyndon ; je ne comprends rien à vos menaces, et je ne m’en soucie pas. Que s’est-il passé entre moi et un aventurier irlandais, qui autorise ces impertinentes libertés ?

— Voici ce qui s’est passé, madame, dis-je, les lettres de Calista à Eugenio. Elles peuvent avoir été fort innocentes, mais le monde le croira-t-il ? Vous pouvez n’avoir pas eu d’autre intention que de vous jouer du cœur d’un pauvre innocent gentilhomme irlandais, qui vous adorait et avait confiance en vous. Mais qui croira à votre innocence en présence du témoignage irrécusable de votre propre écriture ? Qui croira que vous avez pu écrire ces lettres par pur badinage de coquetterie, et non sous l’influence de l’affection.

— Scélérat ! s’écria milady Lyndon, oseriez-vous donner à ces lettres frivoles aucun autre sens que celui qu’elles ont réellement ?

— Je leur donnerai toute espèce de sens, dis-je, tant est forte la passion qui m’anime pour vous. Je l’ai juré, il le faut, vous serez à moi ! M’avez-vous jamais vu promettre de faire une chose, et manquer à ma promesse ? Que préférez-vous de moi ? Un amour comme une femme n’en a jamais inspiré à un homme, ou une haine comme il n’en existe pas de pareille ?

— Une femme de mon rang, monsieur, n’a rien à craindre de la haine d’un aventurier tel que vous, répliqua la dame en se redressant avec dignité.

— Regardez votre Poynings ; était-il de votre rang ? Vous êtes la cause de la blessure de ce jeune homme, madame, et si l’instrument de votre férocité n’avait eu pitié de lui, vous étiez l’auteur de sa mort, oui, de sa mort ; car lorsqu’une femme est infidèle, n’arme-t-elle pas le mari qui punit le séducteur ? et je vous regarde comme ma femme, Honoria Lyndon !

— Mari ! femme, monsieur ! cria la veuve toute stupéfaite.

— Oui, femme et mari ! Je ne suis pas un de ces pauvres sires dont les coquettes peuvent se jouer, quitte à les jeter de côté ensuite. Vous voudriez oublier ce qui s’est passé entre nous à Spa ; Calista voudrait oublier Eugenio, mais je ne me laisserai pas oublier de vous. Vous avez cru pouvoir vous amuser de mon cœur, n’est-il pas vrai ? Une fois atteint, Calista, il l’est pour toujours. Je vous aime ; je vous aime aussi passionnément à