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Ceci fut cause de la querelle entre moi et ce jeune seigneur, que je pris soin de provoquer dès son arrivée à Dublin.

Quand la nouvelle du duel fut apportée à la veuve de Castle-Lyndon, mon donneur de renseignements m’écrivit que lady Lyndon avait poussé un cri et jeté le journal à terre en disant : « L’horrible monstre ! il ne reculerait pas devant un assassinat, je crois ; » et le petit lord Bullingdon, tirant son épée, l’épée que je lui avais donnée, le drôle ! déclara qu’il tuerait avec l’homme qui avait fait du mal au cousin George. Quand M. Runt lui fit observer que c’était moi qui lui avais fait présent de cette épée, le petit vaurien jura qu’il me tuerait tout de même. Le fait est qu’en dépit de mes bontés pour lui, ce garçon eut toujours l’air de me détester.

Sa Seigneurie envoya tous les jours des courriers pour s’informer de la santé de lord George ; et, m’étant dit qu’elle se déciderait probablement à venir à Dublin, si elle apprenait qu’il fût en danger, je m’arrangeai pour la faire informer qu’il était dans un état précaire, qu’il empirait, que Redmond Barry avait pris la fuite en conséquence ; cette fuite, je la fis annoncer aussi par le Mercure, mais je n’allai point au delà de la ville de Bray, qu’habitait ma pauvre mère, et où tout embarras pour cause de duel me promettait un bon accueil.

Ceux de mes lecteurs qui sont fortement pénétrés du sentiment de la piété filiale s’étonneront que je n’aie pas encore décrit mon entrevue avec cette tendre mère, qui avait fait pour moi de si grands sacrifices dans ma jeunesse, et pour qui un homme de ma nature chaleureuse et aimante ne pouvait pas ne pas éprouver la plus durable et la plus sincère affection.

Mais un homme lancé dans la haute sphère où je me trouvais avait des devoirs publics à remplir avant de consulter ses sentiments privés ; aussitôt donc mon arrivée, j’expédiai un messager à mistress Barry pour la lui annoncer, pour lui offrir mes respects et lui promettre que j’irais les lui présenter en personne, dès que mes affaires me laisseraient libre de quitter Dublin.

Elles étaient, je n’ai pas besoin de le dire, fort considérables. J’avais à m’acheter des chevaux, à m’installer convenablement, à faire mon entrée dans le grand monde ; et, ayant annoncé mon intention de monter mon écurie et de vivre sur un pied distingué, je fus, dès le surlendemain, tellement assailli des visites de la noblesse et de la gentry, et tellement accablé d’invitations à dîner et à souper, qu’il me devint excessivement difficile pour quelques jours de satisfaire l’extrême envie que j’avais de rendre visite à mistress Barry.