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me furent bientôt ouverts, et je remarquai avec étonnement dans la plus haute société ce que j’avais observé dans la plus basse, lors de ma malheureuse première visite à Dublin, un manque extraordinaire d’argent, et une quantité déraisonnable de billets sous seing privé, contre lesquels je n’étais nullement disposé à risquer mes guinées. Les dames aussi avaient la rage du jeu, mais une répugnance excessive à payer quand elles perdaient. Ainsi, quand la vieille comtesse de Trumpington perdit contre moi dix pièces au quadrille, elle me donna, au lieu d’argent, une traite sur son agent du Galway, que je mis, avec beaucoup de politesse, à la chandelle. Mais quand la comtesse me proposa une seconde partie, je répondis que, dès que les fonds de Sa Seigneurie seraient arrivés, je serais le plus disposé du monde à jouer contre elle ; mais que jusque-là j’étais son très-humble serviteur. Et je maintins cette résolution et ce singulier caractère dans toute la société de Dublin, déclarant chez Daly que j’étais prêt à jouer contre n’importe qui, n’importe quoi, à n’importe quel jeu ; ou à lutter à l’escrime, ou à courir contre tout homme (étant tenu compte du poids), ou à tirer au vol ou au but ; et dans ce dernier genre de talent, surtout si l’objet qui sert de but est en vie, les gentilshommes d’alors avaient une adresse peu commune.

Comme de raison, je dépêchai à Castle-Lyndon un courrier à ma livrée avec une lettre particulière pour Runt, lui demandant les plus grands détails sur la santé et l’état moral de la comtesse Lyndon ; et une touchante et éloquente lettre à Sa Seigneurie, dans laquelle je l’invitais à se rappeler les anciens jours, et que je liai avec un seul cheveu de la mèche que j’avais achetée à sa femme de chambre, et où je lui disais que Sylvandre se souvenait de son serment et ne pourrait jamais oublier sa Caliste. La réponse que je reçus d’elle était excessivement peu satisfaisante et peu explicite ; celle de M. Runt assez explicite, mais aucunement agréable dans son contenu : Milord Georges Poynings, le fils cadet du marquis de Tiptoff, faisait une cour très-marquée à la veuve ; étant de ses parents, et ayant été appelé en Irlande relativement au testament du défunt sir Charles Lyndon.

Or il y avait à cette époque, en Irlande, une sorte de loi grosso modo, qui était fort à la convenance des personnes désireuses d’une justice expéditive, et dont les journaux du temps contiennent une centaine de preuves. Des gens prenant les surnoms de capitaine Fireball (grenade), lieutenant Buffcoat (habit de buffle) et enseigne Steele (acier), envoyaient fréquemment des lettres d’avertissement aux propriétaires, et les