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dition. Les infortunés qui n’avaient pas de voiture, et qui allaient à pied la nuit dans les rues, couraient grand risque de recevoir des coups de couteau des femmes et des ruffians qui y étaient en embuscade, d’un tas de bandits en haillons, qui ne savaient ce que c’était qu’un soulier et un rasoir ; et lorsqu’un gentilhomme entrait dans sa chaise ou son carrosse, pour aller à une soirée ou au théâtre, les flambeaux des laquais éclairaient une foule d’étranges faces milésiennes, au baragouin sauvage, capables d’effrayer une personne distinguée dont les nerfs ne seraient que de force moyenne. J’étais heureusement doué de nerfs robustes ; et puis j’avais déjà vu mes aimables compatriotes.

Je sais que cette description irritera plusieurs patriotes irlandais, qui n’aiment pas qu’on médise de la nudité de notre pays, et sont fâchés si l’on dit toute la vérité sur son compte. Mais, bah ! c’était une pauvre ville de province que Dublin, à l’époque dont je parle, et bien des résidences allemandes du dixième ordre étaient plus distinguées. Il y avait alors, il est vrai, plus de trois cents pairs qui y résidaient ; et une chambre des Communes ; et milord-maire et sa corporation ; et une tapageuse université, dont les étudiants ne faisaient pas peu de désordre la nuit, faisaient la fortune du violon, baignaient de force les boutiquiers et imprimeurs qui leur déplaisaient, et faisaient la loi au théâtre de Crow-street. Mais j’avais trop vu la première société de l’Europe pour être bien tenté de celle de ces bruyants messieurs, et j’avais trop en moi du gentilhomme pour me mêler aux disputes et à la politique de milord-maire et de ses aldermen. À la chambre des Communes, il y a quelques douzaines de gens fort agréables. Je n’ai jamais entendu dans le parlement anglais de meilleurs discours que ceux de Flood et de Daly, de Galway. Dick Sheridan, quoiqu’il ne fût pas bien élevé, était un compagnon de table aussi amusant et aussi spirituel que j’en aie jamais rencontré ; et bien que, pendant les interminables discours de M. Edmond Burke, dans la chambre anglaise, je m’endormisse toujours, cependant je tiens de personnes bien informées que M. Burke était un homme de grands moyens, et même considéré comme éloquent dans ses moments d’inspiration.

Je commençai bientôt à jouir dans toute leur étendue des plaisirs qu’offre ce misérable endroit, et qui étaient à la portée d’un gentilhomme : le Ranelagh et le Ridotto ; M. Mossop, dans Crow-street ; les fêtes de milord-lieutenant, où l’on buvait trop, et où l’on jouait trop peu pour une personne de mes habitudes élégantes et raffinées ; le café de Daly et les maisons de la noblesse