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demain j’eus un véritable lever dans mon antichambre ; c’était une procession de grooms, de valets et de maîtres d’hôtel ; j’eus des offres de chevaux à vendre de quoi monter un régiment, tant de la part des marchands que des gentilshommes du plus haut ton. Sir Lawler Gawler vint me proposer la jument baie la plus élégante qu’on eût jamais vue ; milord Dundoodle avait un attelage de quatre chevaux qui ne ferait pas honte à mon ami l’impereur ; et le marquis de Ballyragget m’envoya son valet de chambre et ses compliments pour me dire que si je voulais aller à ses écuries, ou lui faire l’honneur de déjeuner avec lui au préalable, il me montrerait les deux plus beaux chevaux gris de l’Europe. Je me déterminai à accepter les invitations de Dundoodle et de Ballyragget, mais à acheter mes chevaux des marchands. C’est toujours la meilleure manière. D’ailleurs, à cette époque, en Irlande, si un gentilhomme garantissait son cheval, et que le cheval ne fût pas sain, ou qu’une dispute s’élevât, le remède que vous aviez était l’offre d’une balle dans votre veste. J’avais joué à ce jeu-là trop sérieusement pour le faire à la légère ; et je puis dire à ma gloire que jamais je ne me suis engagé dans un duel à moins d’avoir une véritable, avantageuse et prudente raison de le faire.

Cette gentilhommerie irlandaise était d’une simplicité qui m’amusait et me surprenait. S’ils vous débitent plus de contes que leurs francs voisins de l’autre côté de l’eau, en revanche ils en croient davantage ; et je me fis en une seule semaine une réputation à Dublin qu’il aurait fallu dix ans et une mine d’or pour acquérir à Londres. J’avais gagné au jeu cinq cent mille livres sterling ; j’étais le favori de l’impératrice Catherine de Russie, l’agent confidentiel de Frédéric de Prusse ; c’était moi qui avais gagné la bataille de Hochkirchen ; j’étais cousin de Mme du Barry, la favorite du roi de France, et mille autres choses encore. Dans le fait, s’il faut dire la vérité, je touchais un mot d’une foule de ces histoires à mes amis Ballyragget et Gawler, et ils n’étaient pas lents à broder le thème que je leur avais fourni.

Après avoir été témoin des splendeurs de la vie civilisée à l’étranger, la vue de Dublin, en 1771, quand j’y revins, m’inspira toute autre chose que du respect. Elle était aussi sauvage que Varsovie elle-même, sans avoir la grandeur royale de cette dernière ville. Le peuple y avait l’air plus déguenillé qu’aucune autre race que j’aie jamais vue, excepté les hordes des bohémiens le long des bords du Danube. Il n’y avait pas, comme j’ai dit, une auberge dans la ville où pût habiter un homme de con-