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tions à l’illustre race des Quin ; et mon cousin Ulick était à Dublin, n’arrivant pas à grand’chose de bon, et ayant trouvé moyen de voir la fin du peu qu’il restait de valable dans la propriété que mon bon vieil oncle avait laissée.

Je vis que je n’aurais pas une médiocre famille à pourvoir ; et donc, pour terminer la soirée, Phil, Tim et moi, nous bûmes une bouteille d’usquebaugh, dont le goût m’était resté en mémoire depuis onze années, et nous ne nous séparâmes qu’avec les plus chauds témoignages d’amitié, et lorsque le soleil avait déjà fait depuis quelque temps son apparition. Je suis excessivement affable. C’est là un de mes signes caractéristiques. Je n’ai pas de faux orgueil, comme en ont tant de gens de ma naissance, et, à défaut de meilleure compagnie, je trinquerai avec un valet de charrue ou un simple soldat aussi volontiers qu’avec le premier noble du pays.

Je retournai au village dans la matinée, et visitai Barryville, sous le prétexte d’acheter des drogues. Les clous auxquels je suspendais mon épée à poignée d’argent étaient encore à la muraille ; un vésicatoire était sur le rebord de la fenêtre, où le Whole duty of man (Devoir complet de l’homme) de ma mère avait jadis sa place ; et l’odieux Macshane avait découvert qui j’étais (mes compatriotes découvrent tout, et bien d’autres choses encore), et, riant sous cape, me demanda comment j’avais laissé le roi de Prusse, et si mon ami l’empereur Joseph était aussi aimé que l’avait été l’impératrice Marie-Thérèse. Les sonneurs de cloches m’auraient salué d’un carillon ; mais il n’y en avait qu’un, Tim, lequel était trop gras pour le faire, et je partis à cheval avant que le vicaire, le docteur Bolter (successeur du vieux M. Texter, qui avait le bénéfice de mon temps) n’eût pu sortir pour me complimenter ; mais les galopins de ce misérable village s’étaient formés en sale armée pour me faire accueil, et saluèrent mon départ de leurs hourras pour masther Redmond !

Mes gens n’étaient pas médiocrement inquiets de moi lorsque je revins à Carlow, et l’aubergiste avait grand’peur, dit-il, que les voleurs ne m’eussent pris. Là aussi mon nom et ma condition avaient été trahis par mon domestique Fritz, qui n’avait pas épargné les louanges de son maître, et avait inventé sur moi de magnifiques histoires. Il me représenta comme intime avec la moitié des souverains de l’Europe, et comme le favori de la plupart d’entre eux. Le fait est que j’avais rendu l’ordre de l’Éperon de mon oncle héréditaire, et voyageais sous le nom du chevalier Barry, chambellan du duc de Hohenzollern Sigmaringen.