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ne cherchai à me rappeler à son souvenir que le lendemain, où je lui mis dix guinées dans la main, et lui dis de boire à la santé de l’Anglais Redmond.

Quant à Castle-Brady, les portes du parc y étaient toujours, mais les vieux arbres avaient été coupés dans l’avenue, une souche noire se dressant çà et là, et prolongeant son ombre, comme je passais au clair de la lune, sur la vieille route défoncée et envahie par l’herbe. Quelques vaches y paissaient. La porte du jardin avait disparu, et l’endroit tournait à la forêt vierge. Je m’assis sur l’ancien banc où je m’étais assis le jour que Nora se joua de moi ; et je crois vraiment que mon émotion fut aussi forte qu’elle l’avait été onze ans auparavant ; et je me surpris tout près de pleurer à l’idée que Nora Brady m’avait abandonné. Je crois qu’on n’oublie rien. J’ai vu une fleur, ou un mot sans importance, éveiller des souvenirs qui, je ne sais comment, dormaient depuis des vingtaines d’années ; et, quand j’entrai dans la maison de Clarges-street, où je suis né (elle était devenue une maison de jeu la première fois que je visitai Londres), tout d’un coup la mémoire de mon enfance me revint, oui, de ma première enfance ; je me rappelai mon père en habit vert et or, me soulevant pour me faire voir un carrosse doré qui stationnait devant la porte, et ma mère, en robe à fleurs, avec des mouches sur sa figure. Est-ce qu’un jour tout ce que nous avons vu, et pensé, et fait, nous passera comme un éclair dans l’esprit de cette manière ? J’aimerais mieux que non. J’éprouvai cela en m’asseyant sur le banc de Castle-Brady et en songeant au temps passé.

La porte du vestibule était ouverte, il en était toujours ainsi dans cette maison ; la lune entrait par les longues vieilles fenêtres, et dessinait de pâles damiers sur les planchers ; et les étoiles vous regardaient de l’autre côté, dans le bleu de la fenêtre béante, au-dessus du grand escalier ; de là vous pouviez voir la grande horloge de l’écurie, avec ses chiffres encore brillants. Il y avait eu autrefois de jolis chevaux dans cette écurie, et je me représentais encore l’honnête face de mon oncle, et je l’entendais parler à ses chiens qui venaient sauter, et geindre, et aboyer autour de lui par une gaie matinée d’hiver. C’est là que nous montions à cheval ; et les jeunes filles nous regardaient de la fenêtre du vestibule, où je me tenais et regardais moi-même ce lieu devenu triste, verdâtre, solitaire. Il y avait une lueur rouge qui brillait à travers les fentes d’une porte à un des coins du bâtiment, et bientôt vint un chien qui aboya fortement, et un homme qui boitait le suivit avec un fusil.