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page, et poussaient des vivat en l’honneur de Sa Seigneurie, à la vue du magnifique étranger dans le superbe carrosse doré, et de mon énorme domestique Fritz s’étalant derrière avec sa moustache frisée, sa longue queue et sa livrée verte à brandebourgs d’argent, je ne pouvais m’empêcher de me considérer avec beaucoup de complaisance, et de remercier mon étoile de m’avoir doué de tant de bonnes qualités. Sans mon mérite, j’aurais été un petit hobereau sans culture, tel que j’en voyais faire les crânes dans les misérables villes par lesquelles ma voiture passait pour aller à Dublin. J’aurais épousé Nora Brady (et quoique, Dieu merci, je ne l’aie pas fait, je n’ai jamais pensé à cette fille qu’avec bienveillance, et en ce moment je me rappelle plus clairement l’amertume de sa perte que tout autre incident de ma vie) ; je serais à l’heure qu’il est père de dix enfants, ou fermier à mon compte, ou agent d’un propriétaire, ou employé de l’accise, ou procureur, et voilà que j’étais un des plus fameux gentilshommes d’Europe ! J’ordonnai à mon valet de se procurer un sac de gros sous et de les jeter à la foule pendant que nous changions de chevaux, et je vous garantis qu’il y eut autant d’acclamations en mon honneur que si milord Townsend, le lord-lieutenant lui-même, avait passé.

Ma seconde journée de voyage, car les routes irlandaises étaient rudes à cette époque, et un carrosse de gentilhomme n’y avançait qu’avec une lenteur terrible, m’amena à Carlow, et je descendis à cette même auberge où je m’étais arrêté onze ans auparavant, quand je m’enfuyais de chez nous après la prétendue mort de Quin en duel. Comme chaque moment de cette scène est gravé dans ma mémoire ! L’ancien aubergiste qui m’avait servi n’était plus ; la maison que je trouvais alors si confortable était misérable et délabrée ; mais le claret était aussi bon qu’autrefois, et je fis venir l’hôte pour en prendre un pot avec moi, et me conter les nouvelles du pays.

Il était aussi communicatif que ses confrères le sont ordinairement ; les récoltes et les marchés, le prix des bestiaux à la dernière foire de Castle-Dermot, la dernière histoire sur le vicaire protestant, et la dernière plaisanterie du P. Hogan, le prêtre catholique ; comme quoi les White Boys avaient brûlé les meules du squire Scanlan, et les voleurs de grand chemin avaient été déjoués dans leur attaque contre la maison de sir Thomas ; qui devait chasser avec la meute de Kilkenny à la saison prochaine, et la merveilleuse partie qu’ils avaient faite en mars dernier ; quelles troupes étaient dans la ville, et comme quoi miss Biddy Toole s’était enfuie avec l’enseigne Mullins ;