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moi. Quel ami ai-je ? pas un dans l’univers. Les hommes du monde, tels que vous et moi, ne font pas d’amis, et nous sommes bien sots. Ayez un ami, monsieur, et que cet ami soit une femme, un bon cheval de bât qui vous aime. C’est la plus précieuse sorte d’amitié, car tout ce qui s’en dépense est du côté de la femme. L’homme n’a besoin d’y contribuer en rien. Si c’est un vaurien, elle jurera qu’il est un ange ; si c’est un brutal, elle ne l’en aimera que mieux pour ses mauvais traitements. Elles aiment cela, monsieur, les femmes. Elles sont nées pour notre plus grande consolation, pour notre plus grande commodité ; elles sont… elles sont, moralement parlant, nos tire-bottes ; et pour des hommes de notre genre de vie, croyez-moi, une personne de cette espèce serait inappréciable. Je ne parle que pour votre bien-être physique et moral, remarquez. Pourquoi n’ai-je point épousé la pauvre Hélène Flower, la fille du curé ? »

Je ne voyais dans ces discours que les remarques d’un homme affaibli et désappointé, quoique depuis, peut-être, j’aie eu lieu de reconnaître la vérité des assertions de sir Charles Lyndon. Le fait est que, dans mon opinion, nous achetons souvent l’argent beaucoup trop cher. Quelques milliers de livres sterling par an, en dédommagement d’une odieuse femme, c’est un mauvais marché pour un jeune garçon, pour peu qu’il ait de talent et de courage ; et il y a eu des moments de ma vie où, au milieu de mon opulence et de ma splendeur, avec une demi-douzaine de lords à mon lever, avec les plus beaux chevaux dans mes écuries, la plus magnifique maison pour demeure, avec un crédit illimité chez mon banquier et… lady Lyndon en sus, j’aurais voulu redevenir simple soldat au régiment de Bulow, ou n’importe quoi pour être délivré d’elle. Mais revenons à mon histoire. Sir Charles, avec sa complication de maux, mourait devant nous peu à peu ; et je n’ai pas de doute qu’il n’aurait pas pu lui être agréable de voir un beau jeune homme faire la cour à sa veuve devant son nez, pour ainsi dire. Après que je fus entré dans la maison à la faveur de la discussion sur la transsubstantiation, je trouvai une douzaine d’occasions nouvelles d’accroître mon intimité, et c’est à peine si je sortais de chez milady. Le monde jasait, tempêtait ; mais que m’importait, à moi ? Le monde criait haro sur l’impudent aventurier irlandais, mais j’ai raconté quelle était ma façon de faire taire ces sortes d’envieux, et mon épée, à cette époque, avait acquis une telle réputation en Europe, que peu de gens se souciaient de l’affronter. Une fois que j’ai pu m’emparer d’une place, je la garde. J’ai été dans bien des maisons où je voyais les hommes m’éviter. « Fi ! le vil Irlandais !