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misérable. Prenez exemple sur moi, capitaine Barry, et tenez-vous-en aux atouts. »

Quoique je fusse très-intime avec le chevalier, je fus longtemps sans pénétrer dans aucun autre appartement de son hôtel que celui qu’il occupait. Sa femme vivait tout à fait à part, et l’étonnant, c’est qu’ils en vinssent jamais à voyager ensemble. Elle était filleule de la vieille Mary Wortley Montague, et, comme cette fameuse vieille du siècle dernier, avait des prétentions considérables à être un bas-bleu et un bel esprit. Lady Lyndon écrivait des poésies en anglais et en italien, que les curieux peuvent encore lire dans les magazines de l’époque. Elle entretenait une correspondance avec plusieurs des savants de l’Europe, sur l’histoire, la science, les langues anciennes, et surtout la théologie. Son plaisir était de discuter des points de controverse avec des abbés et des évêques, et ses flatteurs disaient qu’elle rivalisait d’érudition avec Mme Dacier. Tout aventurier qui avait une découverte en chimie, un nouveau buste antique, ou un plan pour découvrir la pierre philosophale, était sûr d’obtenir son patronage. Il lui était dédié d’innombrables ouvrages et adressé des sonnets sans fin par tous les rimailleurs d’Europe, sous le nom de Lindonira ou Calista. Ses chambres étaient encombrées de hideux magots de la Chine et de toutes sortes d’objets de curiosité.

Aucune femme n’était plus à cheval sur ses principes, aucune n’était plus disposée à se laisser faire la cour. Les beaux messieurs d’alors avaient une manière de courtiser qui est peu comprise à notre époque grossière et positive ; jeunes et vieux, dans des lettres et des madrigaux, inondaient les femmes d’un déluge de compliments qui feraient ouvrir de grands yeux à une femme raisonnable si on les lui adressait aujourd’hui, tant la galanterie du siècle dernier a complètement disparu de nos mœurs.

Lady Lyndon marchait entourée d’une petite cour à elle. Elle avait une demi-douzaine de voitures dans ses voyages. Elle était dans la sienne avec sa dame de compagnie (quelque dame de qualité près de ses pièces), ses oiseaux, ses bichons, et le savant favori du moment. Dans une autre était son secrétaire femelle et ses femmes de chambre, qui, en dépit de leur soin, ne pouvaient faire autre chose de leur maîtresse qu’une souillon. Sir Charles Lyndon avait son propre carrosse, et les domestiques suivaient dans d’autres voitures.

Il faut aussi mentionner celle où était le chapelain de milady, M. Runt, qui remplissait les fonctions de gouverneur de son fils, le petit vicomte Bullingdon, un petit garçon mélancolique