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le drame de ma vie. Je parle de la comtesse de Lyndon, dont je fis la fatale connaissance à Spa, fort peu de temps après que les événements décrits dans le dernier chapitre m’eurent forcé de quitter l’Allemagne.

Honoria, comtesse de Lyndon, vicomtesse Bullingdon en Angleterre, baronne Castle-Lyndon du royaume d’Irlande, était si bien connue dans le grand monde de son temps, que je n’ai guère besoin d’entamer l’histoire de sa famille, qui se trouve dans tout peerage (armorial) sur lequel le lecteur pourra mettre la main. Elle était, il est inutile de le dire, comtesse, vicomtesse et baronne de son chef. Ses terres du Devon et du Cornwall étaient des plus considérables de ces comtés ; ses propriétés irlandaises n’étaient pas moins magnifiques ; et il en a été dit un mot en passant, dans la toute première partie de ces Mémoires, comme étant situées près de mon patrimoine dans le royaume d’Irlande : le fait est que d’injustes confiscations du temps d’Élisabeth et de son père avaient diminué mes acres de terre, tandis qu’elles augmentaient au contraire les possessions, déjà si vastes de la famille Lyndon.

La comtesse, la première fois que je la vis à l’assemblée de Spa, était la femme de son cousin le Très-Honorable sir Charles Reginald Lyndon, chevalier du Bain, et ministre de Georges II et de Georges III auprès de plusieurs petites cours d’Europe. Sir Charles Lyndon était célèbre comme bel esprit et comme bon vivant : il faisait des vers amoureux comme Hanbury Williams, et des plaisanteries avec Georges Selwyn ; il était amateur de curiosités, comme Horace Walpole, avec lequel et M. Grey il avait fait une partie du grand tour, et était cité, en un mot, comme un des hommes les plus élégants et les plus accomplis de son temps.

Je fis connaissance avec ce gentilhomme, comme d’habitude, au jeu, où il était fort assidu. On ne pouvait même s’empêcher d’admirer le feu et la vaillantise avec lesquels il poursuivait son passe-temps favori ; car, bien que rongé par la goutte et mille maladies, pauvre estropié, roulé dans un fauteuil et souffrant le martyre, on le voyait matin et soir à son poste derrière l’adorable tapis vert ; et si, comme il arrivait souvent, ses mains étaient trop faibles ou trop enflammées pour tenir le cornet, il n’en appelait pas moins les dés, et avait un valet ou un ami pour les jeter à sa place. J’aime le courage dans un homme ; les plus grands succès dans la vie ont été obtenus par cette indomptable persévérance.

J’étais, à cette époque, un des personnages les mieux connus