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que je ne sais parler cherokee ; qui ne sait pas même vider une bouteille en gentilhomme ; qui ne s’est jamais montré homme l’épée à la main, comme nous le faisions au bon vieux temps, avant que ce Corse de bas étage eût mis sens dessus dessous la noblesse du monde entier ! Oh ! revoir encore la Valdez comme au jour où je la rencontrai pour la première fois, se promenant en grande pompe avec ses huit mules et son cortège de gentilshommes, le long du jaune Mançanarès ! Oh ! courir une fois encore avec Hegenheim, dans ce traîneau doré, sur la neige saxonne ! Toute fausse qu’était Schouvaloff, mieux valait être trompé par elle qu’adoré par toute autre femme ! Je ne puis penser à aucune d’elles sans attendrissement. J’ai de leurs cheveux à toutes dans mon pauvre petit muséum de souvenirs. Conservez-vous les miens, chères âmes qui survivez aux agitations et aux tourments de près d’un demi-siècle ? Comme la couleur en est différente à présent de ce qu’elle était le jour où Sczotarska les portait autour de son cou, après mon duel avec le comte Bjernaski, à Varsovie !

Je ne tenais jamais de misérables livres de comptes en ce temps-là. Je n’avais pas de dettes. Je payais royalement tout ce que je prenais, et je prenais tout ce qui me plaisait. Mon revenu devait être fort considérable. Ma table et mes équipages étaient ceux d’un gentilhomme de la plus haute distinction ; et qu’aucun drôle ne se permette de ricaner parce que j’enlevai et épousai milady Lyndon (comme vous le saurez bientôt), et ne m’appelle un aventurier, ou ne dise que j’étais sans le sou, ou que l’union était disproportionnée. Sans le sou ! J’avais toutes les richesses de l’Europe à mes ordres. Aventurier ! oui, comme l’est un avocat de mérite ou un vaillant soldat, comme l’est tout homme qui fait fortune par lui-même. Ma profession était le jeu, et j’y étais alors sans rival. Personne, en Europe, ne pouvait jouer avec moi à but ; et mon revenu était aussi assuré (en santé et dans l’exercice de ma profession) que celui d’un homme qui touche son trois pour cent, ou d’un gros propriétaire qui perçoit le prix de ses fermages. La moisson n’est pas plus certaine que ne l’est le résultat de l’habileté ; une récolte est tout aussi chanceuse qu’un partie de cartes largement jouée par un grand joueur ; il peut survenir une sécheresse, ou une gelée, ou une grêle, et votre enjeu est perdu ; mais, aventurier pour aventurier, l’un vaut l’autre.

En évoquant le souvenir de ces aimables et belles créatures, je n’éprouve que du plaisir. Je voudrais pouvoir en dire autant d’une autre dame, qui va désormais jouer un rôle important dans