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pas ceci ; c’est le portrait de quelque autre, mais voici le sien. Reconnaissez-vous cela, Magny ? le portrait de ma femme !… de la princesse ! Pourquoi, vous et votre race maudite, êtes-vous jamais venus de France pour semer partout sur vos pas votre infernale perversité, et pour perdre les honnêtes ménages allemands ? Qu’avez-vous jamais eu de ma famille, vous et les vôtres, que confiance et bonté ? Vous étiez sans asile, nous vous en avons donné un, et voilà notre récompense ! »

« Et il jeta la liasse de papiers devant le vieux général, qui comprit aussitôt la vérité ; il la savait depuis longtemps, probablement, et il tomba sur un siège en se couvrant la face.

« Le prince continua de gesticuler et de pousser des cris.

« Si un homme vous avait fait cette injure, Magny, avant que vous eussiez engendré le père de ce joueur, de cet infâme menteur qui est là-bas, vous auriez su vous venger. Vous l’auriez tué ! oui, vous l’auriez tué. Mais qui me donnera le moyen de me venger, moi ? Je n’ai pas d’égal. Je ne puis pas me battre avec ce chien de Français, avec ce m… de Versailles, et le tuer pour prix de sa trahison, comme si son sang était le mien.

« — Le sang de Maxime de Magny, dit fièrement le vieux gentilhomme, vaut celui de tous les princes de la chrétienté.

« — Puis-je le prendre ? s’écria le prince ; vous savez que non. Je n’ai pas le privilège de tout autre gentilhomme en Europe. Que dois-je faire ? Voyez-vous, Magny, j’avais la tête perdue quand je suis venu ici, je ne savais que faire. Vous m’avez servi trente ans, vous m’avez sauvé deux fois la vie ; il n’y a ici autour de mon pauvre vieux père que des fripons et des catins ; ni honnête femme, ni honnête homme ; vous êtes le seul, vous m’avez sauvé la vie ; dites-moi ce que je dois faire ! »

« Ainsi, après avoir insulté M. de Magny, ce pauvre prince éperdu en venait à le supplier, et finit par se jeter bel et bien à terre, et par éclater en sanglots.

« Le vieux Magny, un des hommes les plus froids ordinairement et les plus rigides, lorsqu’il vit cette explosion de douleur, commença, d’après ce qui m’a été rapporté, à être aussi affecté que son maître. Le vieillard, de froid et de hautain, tomba tout à coup, pour ainsi dire, dans les lamentations et les pleurnichements de l’extrême vieillesse. Il perdit tout sentiment de dignité ; il se mit à genoux et se livra à toutes sortes de folles et incohérentes tentatives de consolation, à tel point que Weissenborn me dit qu’il n’avait pu supporter la vue de cette scène, et qu’il s’en était allé.

« Mais, d’après ce qui eut lieu peu de jours après, nous pou-