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les appartements de Mme de Liliengarten (qui, en ces occasions, nous faisait l’honneur d’être de moitié avec nous), nous tenions notre banque de pharaon.

Ainsi, l’argent de Magny fut bien vite parti. Mais quoique le juif gardât son joyau, qui valait, sans aucun doute, le triple de ce qu’il lui avait prêté, ce n’était pas tout le profit qu’il comptait tirer de son malheureux emprunteur, sur lequel il commença à exercer son autorité. Ses relations hébraïques à X…, changeurs, banquiers, marchands de chevaux, qui avaient des accointances avec la cour, avaient dû dire à leur frère de Heidelberg quels étaient les rapports de Magny avec la princesse, et le coquin résolut d’en tirer avantage et de pressurer impitoyablement ses deux victimes. Mon oncle et moi, pendant ce temps-là, nous nagions en pleine prospérité, triomphant aux cartes, et, ce qui était plus important encore, au jeu matrimonial que nous étions en train de jouer ; et nous n’avions aucun soupçon de la mine qui se creusait sous nos pieds.

Avant qu’un mois fût passé, le juif commença à tourmenter Magny. Il se présenta à X…, et demanda de plus gros intérêts, de l’argent pour se taire ; autrement il serait forcé de vendre l’émeraude. Magny lui donna de l’argent : la princesse était venue au secours de son poltron d’amant. Le succès de la première demande ne servit qu’à rendre la seconde plus exorbitante. Je ne sais pas combien d’argent fut extorqué et payé pour cette malencontreuse émeraude ; mais elle fut la cause de notre ruine à tous.

Un soir, nous tenions notre banque comme de coutume chez la comtesse de Liliengarten, et Magny, étant en fonds de manière où d’autre, ne faisait que tirer rouleau sur rouleau, et jouait avec son malheur habituel. Au milieu du jeu, on lui apporta un billet qu’il lut, et dont la lecture le rendit très-pâle ; mais la chance était contre lui, et, regardant avec une certaine anxiété à la pendule, il attendit quelques coups de plus, et après avoir, je suppose, perdu son dernier rouleau, il se leva avec un jurement qui effaroucha plusieurs personnes de cette compagnie distinguée, et sortit de la chambre. Un grand piétinement de chevaux au dehors se fit entendre ; mais nous étions tous trop à notre affaire pour faire attention à ce bruit, et nous continuâmes à jouer.

Peu après, quelqu’un entra dans la salle de jeu et dit à la comtesse :

« Voici une singulière histoire ! Un juif a été assassiné dans le Kaiserwald. Magny a été arrêté en sortant d’ici. »