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lier d’avancement. « Monsieur, dis-je, si Votre Altesse veut me permettre de lui parler franchement, le jeu n’est pour moi qu’un moyen. Où aurais-je été sans cela ? Je serais encore simple soldat dans les grenadiers du roi Frédéric. Je sors d’une race qui a donné des princes à mon pays ; mais des persécutions les ont privés de leurs vastes possessions. La fidélité de mon oncle à son antique foi l’a chassé de notre pays. J’avais résolu aussi de faire mon chemin au service ; mais l’insolence et les mauvais traitements des Anglais n’étaient pas supportables pour un gentilhomme de haute naissance, et je me suis enfui. Ce ne fut que pour tomber dans une autre servitude à laquelle il semblait encore plus impossible de se soustraire, lorsque ma bonne étoile m’envoya un sauveur en la personne de mon oncle, et mon énergie et mon courage me mirent à même de profiter du moyen d’évasion qui s’offrait à moi. Depuis lors, nous avons vécu, je ne le déguise pas, du jeu ; mais qui peut dire que je lui aie fait tort ? Cependant, si je pouvais me trouver dans un poste honorable, et avec une existence assurée, excepté pour mon amusement, comme doit faire tout gentilhomme, je ne toucherais plus une carte de ma vie. Je supplie Votre Altesse de s’informer de son résident à Berlin si, en toute circonstance, je ne me suis pas conduit en vaillant soldat. Je sens que j’ai des talents d’un ordre plus élevé, et je serai fier d’avoir occasion de les déployer, si, comme je n’en doute pas, ma fortune me permet de le faire. »

La candeur de ces paroles frappa vivement Son Altesse, l’impressionna en ma faveur, et elle voulut bien dire qu’elle me croyait et qu’elle serait charmée de se montrer mon ami.

Ayant ainsi gagné à ma cause les deux ducs, la duchesse et la favorite régnante, les chances étaient certainement que je remporterais le prix de la lutte ; et, d’après tous les calculs ordinaires, je devrais être en ce moment prince de l’empire, si ma mauvaise fortune ne m’avait poursuivi en une chose où je n’étais pas le moins du monde à blâmer, je veux dire l’attachement de l’infortunée duchesse pour ce faible et sot poltron de Français. La publicité de cet amour était pénible à voir, comme sa fin fut effroyable à penser. La princesse ne s’en cachait nullement. Si Magny disait un mot à une dame de sa maison, elle devenait jalouse, et attaquait de toute la fureur de sa langue la malheureuse coupable. Il recevait d’elle une demi-douzaine de billets par jour ; lorsqu’il apparaissait à ses réceptions, petites ou grandes, elle était rayonnante à tel point que tout le monde le remarquait. C’était un prodige que son mari ne se fût pas aperçu depuis longtemps de son infidélité ; mais le prince Victor était