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laissé gagner quatre cents louis sans résister le moins du monde. Ses caprices, avec les officiers et les dames de sa maison, étaient incessants, mais ils l’adoraient. Elle était la seule de la famille régnante que le peuple vénérât. Elle ne sortait jamais sans que son carrosse fût suivi avec acclamations, et, pour être généreuse envers ces braves gens, elle empruntait à ses pauvres filles d’honneur leur dernier sou, qu’elle ne leur rendait jamais. Dans les premiers temps, son mari avait été aussi fasciné par elle que le reste du monde ; mais ses caprices l’avaient jeté dans de terribles explosions d’humeur et dans un éloignement qui, bien qu’interrompu par des retours de tendresse presque insensés, n’en existait pas moins. Je parle de Son Altesse Royale en toute candeur et admiration, quoique je pense être excusable de la juger plus sévèrement, vu l’opinion qu’elle avait de moi. Elle disait que le vieux M. de Balibari était un gentilhomme accompli, et que le jeune avait des manières de courrier. Le monde a professé une opinion différente, et je puis me permettre d’enregistrer ici cette sentence, qui est presque la seule qui ait été portée contre moi. D’ailleurs elle avait un motif de ne point m’aimer, comme vous allez le savoir.

Cinq ans à l’armée, une longue expérience du monde avaient, avant cette époque, chassé toutes ces idées romanesques sur l’amour que j’avais en commençant la vie ; et j’avais résolu, comme il convient aux gentilshommes (il n’y a que les gens de bas étage qui se marient par pure affection), de consolider ma fortune par un mariage. Dans le cours de nos pérégrinations, mon oncle et moi, nous avions fait plusieurs tentatives pour arriver à ce but ; il était survenu de nombreux désappointements, qui ne valent pas la peine d’être mentionnés ici, mais qui m’avaient empêché jusqu’alors de trouver un parti qui me parût digne d’un homme de ma naissance, de mon mérite et de mon physique. Les dames, sur le continent, n’ont pas l’habitude de se laisser enlever comme c’est la coutume en Angleterre (coutume qui a été bien profitable à beaucoup d’honorables gentilshommes de mon pays) ; les tuteurs, et des cérémonies et des difficultés de toute espèce se mettent à la traverse ; le véritable amour n’a pas ses coudées franches, et une pauvre femme ne peut donner son honnête cœur au galant homme qui l’a conquis. Tantôt c’étaient des douaires qu’on demandait ; tantôt c’était ma généalogie et mes parchemins qui n’étaient pas satisfaisants, quoique j’eusse un plan et un état censier des terres de Ballybarry, et la généalogie de la famille jusqu’au roi Brian Boru, ou Barry, admirablement tracée sur papier ; tantôt c’était une