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quelque grand officier de la cour donnait une soirée et un brillant souper, et les cornets retentissaient de tous côtés, et tout le monde jouait. J’ai vu soixante-dix tables de jeu dressées dans la grande galerie de Ludwigslust, outre la banque de pharaon, où le duc lui-même daignait venir jouer et gagnait ou perdait avec une grandeur vraiment royale.

Ce fut là que nous allâmes après le malheur de Manheim. La noblesse de la cour voulut bien dire que notre réputation nous avait précédés, et les deux gentilshommes furent bien accueillis. Dès la première soirée nous perdîmes, à la cour, sept cent quarante louis sur nos huit cents ; à la suivante, à la table du maréchal de la cour, je les regagnai, avec treize cents de plus. Vous pensez bien que nous ne laissâmes savoir à personne combien nous avions été près de notre ruine la fois d’avant ; mais, au contraire, je me fis bienvenir d’un chacun par la gaieté avec laquelle je perdis, et le ministre des finances lui-même m’escompta un billet de quatre cents ducats, tiré par moi sur mon intendant de Ballybarry-Castle, dans le royaume d’Irlande, billet que je gagnai à Son Excellence, le lendemain, avec une somme considérable d’argent comptant. Dans cette noble cour tout le monde était joueur. Vous voyiez dans les antichambres ducales les laquais à l’œuvre avec leurs sales jeux de cartes ; les cochers et les porteurs de chaises jouaient dans la cour, tandis que leurs maîtres jouaient dans les salons au-dessus ; jusqu’aux filles de cuisine et aux marmitons, à ce qu’on me dit, avaient une banque, où l’un d’eux, un confiseur italien, fit une belle fortune. Il acheta plus tard un marquisat romain, et son fils a figuré comme un des plus fashionables des illustres étrangers alors à Londres. Les pauvres diables de soldats jouaient leur paye, quand ils en avaient, ce qui était rare ; et je ne crois pas qu’il y eût un officier dans aucun des régiments de la garde qui n’eût des cartes dans sa poche, et qui oubliât plus ses dés que son nœud d’épée. Parmi de pareilles gens, c’était corsaire contre corsaire. Ce que vous appelez jouer loyalement eût été folie. MM. de Ballybarry eussent été de grands sots, en effet, de se poser en pigeon dans un tel nid d’éperviers. Il n’y avait que des hommes de courage et de génie qui pussent vivre et prospérer dans une société où chacun était hardi et habile ; et là mon oncle et moi nous tînmes notre place, oui, et plus que notre place.

S. A. le duc était veuf, ou plutôt, depuis la mort de la duchesse régnante, il avait contracté un mariage morganatique avec une dame qu’il avait anoblie, et qui considérait comme un